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Actualités  |  Mardi 19 mai 2015

L'avenir est aux conservateurs

On vous traite de «conservateur». Dans la bouche de votre interlocuteur, cela sonne comme une accusation. Mais dites-vous que ce n'est pas grave, car tout le monde est conservateur. L'employé est conservateur de son emploi. Le syndicaliste est conservateur des acquis sociaux. L'écologiste est conservateur de la nature, et même nostalgique des temps anciens où l'homme s'y soumettait. Le communiste est conservateur de l'inamovible doctrine marxiste, laquelle résiste seule, mystérieusement, au devenir universel qu'elle proclame.

En fait, et c'est normal, chacun veut conserver ce qu'il juge juste, bon, utile ou simplement confortable.

Soulignons que conserver, ce n'est pas fixer pour l'éternité et contempler sans toucher. Car la fuite du temps n'épargne rien. Tout être, vivant ou non, tend à se dégrader au fil des jours. Ce n'est pas le conserver que de le laisser moisir, pourrir ou rouiller sans intervenir. Conserver est un verbe actif. Il faut fumer ou saler la viande, confire les fruits. Il faut graisser les machines, restaurer les tableaux, cirer ses souliers, retaper son toit.

La conservation de chaque chose exige la connaissance et le respect de la nature de cette chose, en particulier la prise en compte de son rythme propre, si insupportablement lent soit-il. Aussi admire-t-on celui qui possède les techniques de la conservation du vin, des archives, ou des vieilles voitures.

En revanche, dès qu'il est question de société et de politique, le terme de «conservateur» prend un sens négatif. C'est qu'ici, la volonté de conserver va à l'encontre de la notion de «progrès». Je ne parle pas d'un progrès partiel, toujours possible et désirable, dans tel ou tel métier ou profession. Je parle du progrès général de l'humanité, du Progrès triomphal avec «P» majuscule.

Cette idée de Progrès inéluctable engendre une confiance de principe dans l'avenir, mais aussi, fatalement, une certaine désinvolture dans les décisions politiques: quoi que je fasse, ça sera mieux demain; même si nous surfons n'importe comment, la vague nous emmènera dans la bonne direction.

Certains se disent même qu'en supprimant ce qui existe, ils vont hâter le processus.

Aujourd'hui, le progrès général de l'humanité ne saute pas aux yeux, c'est le moins qu'on puisse dire. Même ceux qui y croient concèdent que ce n'est pas pour bientôt. Non seulement nous n'en avons pas la maîtrise, mais nous ne maîtrisons même plus tout ce que nous maîtrisions naguère.

Est-il absurde de se dire que, pour l'heure, il vaut mieux conserver, dans le sens complet que nous avons dit plus haut, les usages, distinctions et institutions qui fonctionnent, si imparfaitement que ce soit, plutôt que les sacrifier au nom d'un horizon qui ne cesse de s'éloigner?

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 19 mai 2015)