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Actualités  |  Mardi 23 janvier 2018

Plus, encore plus, toujours plus

Roger Federer, qui vient de gagner son quatrième match à l'Open d'Australie, fut durant des années le «champion aux dix-sept titres du Grand Chelem». La seule question qui se posait alors, c'était «à quand le dix-huitième?» A trop tarder, les connaisseurs, c'est-à-dire tout le monde, commenceraient à parler, l'air entendu, des «limites du système Federer». Et puis, il est devenu le «champion aux dix-huit chelems», et peu après le «champion aux dix-neuf chelems». Et la question lancinante qui se pose désormais est «à quand le vingtième?» Et ainsi de suite. Il continuerait de jouer aussi excellemment et de gagner des chelems jusqu'à cent ans qu'il lui resterait toujours le chelem suivant, celui qu'il n'aurait pas gagné.

Du point de vue sportif, seul m'importe le match concret entre deux adversaires qui ne pensent qu'à gagner, ce match que je regarde en direct et que je vis par procuration. Je le vois comme une aventure singulière, avec ses hauts et ses bas, ses inspirations qui font réussir le coup impossible, ses baisses de régime qui font rater un coup que j'aurais pu réussir (!), ses maladresses incompréhensibles, ses coups de chance ou de malchance. Au fil des jeux, on voit la décision se dessiner, sur le terrain, sur le front des protagonistes, dans l'ambiance des gradins. On sent que l'un des joueurs lâche prise et que l'autre s'envole. Et, parfois aussi, cet autre s'emmêle les ailes et retombe à terre.

Avec Federer, il se passe, quelquefois, quelque chose de plus. Il arrive qu'il perde le match tout en donnant l'impression de gagner. Certains coups géniaux – un revers coupé qui effleure la ligne blanche avant de remonter, un service si court et slicé qu'il passe trois mètres devant l'adversaire pétrifié, un amorti improbable qui ondule, hésite et revient en arrière contre toutes les lois connues de la physique – font oublier le résultat final. C'est ce coup qui reste dans les mémoires et dans les manuels. Federer, c'est l'équilibre entre la pensée et le geste, l'économie des moyens, la simplicité de la synthèse, la maîtrise spontanée, la légèreté et, même hors du court, l'élégance. En d'autres termes, c'est un classique, et le héros classique reste un exemple, même s'il meurt à la fin des trois actes.

En s'intéressant davantage au «plus» qu'au «mieux», en focalisant l'attention, non sur l'événement unique qui voit s'affronter deux personnes réelles, mais sur le décompte des victoires et des défaites individuelles, on confronte le joueur isolé à l'univers abstrait et illimité des statistiques. Si performant soit-il, et même s'il est «le plus grand joueur de tous les temps», il ne peut gagner. Mais, au fond, qui s'en soucie? Qui y pensera mercredi, c'est-à-dire demain, quand Federer affrontera Tomas Berdych en quart de finale?

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 23 janvier 2018)