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Actualités  |  Mardi 14 mai 2019

Hasards de la rime et nécessité poétique

Les éditions de La Feuille de Chêne annoncent la sortie imminente de «Sonnets vagabonds», un recueil de cent poèmes d’Edouard de Perrot. Insistons: l’auteur les a tous composés selon les règles traditionnelles. En d’autres termes, ils riment! On nous objectera que la rime, «ce bijou d’un sou», comme dit Verlaine dans son Art poétique (parfaitement rimé!), n’est plus d’actualité et qu’elle a depuis longtemps donné tout ce qu’elle avait à donner. C’est à voir.

Notons d’abord que le recours à une forme versifiée ordinaire facilite beaucoup l’approche du lecteur profane. Il se sent en terrain connu. La rime lui sert d’échelle pour accéder en confiance au «langage des fleurs et des choses muettes». En comparaison, le poème en vers libres lui apparaît comme une affaire d’initiés.

On ne peut apprécier totalement un poème que quand on l’a appris par cœur, qu’il fait partie de nous et enrichit notre propre manière de nous exprimer. Or, d’expérience, la rime facilite grandement l’apprentissage du poème. Elle le fixe dans notre mémoire comme le crampon de l’alpiniste fixe la corde à la roche.

Les rimes structurent le texte. La jeune actrice vaudoise Charlotte Monnier, accompagnée du chanteur Jeremy Kisling, a donné ces dernières semaines, au théâtre du Guichet Montparnasse, sa pièce «Et toi, t’es là pour quoi?», entièrement composée d’alexandrins. Le spectateur percevait presque immédiatement à quel point les rimes étaient utiles, fournissant notamment à ce long monologue un arrière-fond régulier, presque musical, qui en canalisait et humanisait la violence.

La rime donne un rythme qui manque au poème en vers libres. Il existe certes d’autres procédés rythmiques, échos, répétitions, allitérations («L’insecte net gratte la sécheresse…»), assonances («L’aurore grelottante en robe rose et verte…»). Mais ils n’ont pas le caractère contraignant et systématique des règles de la versification.

La rime engendre une sorte d’attente chez lecteur: comment le même son reviendra-t-il, une, deux ou trois lignes plus bas? Elle crée une tension entre les vers qu’elle unit, ce qui renforce le mouvement de la lecture et tire le lecteur en avant. Cette tension est absente du vers de forme libre, «plus à l’aise… et de moins haute mine».

La rime n’est pas une simple homophonie en fin de ligne. Elle rétroagit sur le vers tout entier. Car il faut une continuité naturelle entre le corps du vers et sa conclusion sonore. Cet aller-retour multiple exige du poète plus de maîtrise de la langue, plus d’attention active, plus de force créatrice.

Si la création poétique consiste bien à fusionner la forme et le fond, l’universel du sens et le particulier des mots, il nous semble que l’opération atteint sa pointe extrême avec la transmutation des «hasards de la rime» en nécessité.

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 14 mai 2019)