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Thomas Hirschhorn ou l’apologie du n’importe quoi - A propos de «Swiss-swiss democracy»

Benoît MeisterLa page littéraire
La Nation n° 1748 24 décembre 2004
L’intérieur le plus désolant de Paris se trouve actuellement au numéro trente-huit de la rue des Francs-Bourgeois, au cœur du quartier du Marais. Créé bruyamment par un certain Thomas Hirschhorn, grison d’origine, qui se présente lui-même comme un artiste sans prétentions esthétiques, mais qui a voulu que cela se sache. Pour le malheur du contribuable suisse... et du visiteur qui, passant par là, est intrigué par une banderole de tissu blanc déchiré, sprayé des mots «Swiss-swiss democracy» en lettres rouges et dégouttantes, scotché à la diable au-dessus de la porte qui mène au Centre culturel suisse. Vous pensez alors à quelques classiques militants révolutionnaires dans quelque centre auto-géré. Mais pourquoi ici, cette apparente officialité et ces flèches que vous suivez, incertain, jusqu’à l’entrée?

La porte se referme derrière vous, et vous avez la subite impression d’être pris au piège: la cage est tout entière de carton. Des monceaux de bouts de cartons bleu, rouge et jaune pâle tapissent les murs de toutes les pièces du Centre, de haut en bas, joints les uns aux autres avec du scotch carrossier épais et brun. Le grossier bricolage est lui-même tapissé à la fois de citations, taguées tantôt hâtivement avec le même spray rouge qu’à l’extérieur, tantôt plus timidement écrites à la pointe d’un stylo noir, et de photocopies d’articles de journaux divers, tirés d’éditions plus ou moins récentes, également scotchés aux murs cartonneux. Les citations, qui strient les murs en tout sens, ont pour thème unique la démocratie, qu’elles condamnent autant qu’elles louent: La démocratie c’est le mal, La démocratie c’est la mort; L’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompétence; mais aussi: L’amour de la démocratie est d’abord un état d’esprit, ou La démocratie, c’est quand on sonne chez vous à 6 heures du matin... et que c’est le laitier! Le mélange étonne. Les articles de journaux photocopiés, en revanche, sont visiblement le choix d’un conformiste infaillible: contre l’élection et la politique de Christophe Blocher, contre les néoconservateurs, pour la naturalisation, pour l’Europe, etc. De proche en proche, entre lesdits articles, un schéma sur feuille blanche du système de fonctionnement du Gotthard-Basistunnel.

Vous n’avez fait jusqu’ici que parcourir les premiers couloirs de la nouvelle œuvre et demeure de Thomas Hirschhorn. Le reste ne sera qu’autant de variations sur le même thème, avec le même matériau. Les nombreux canapés et chaises qui meublent les pièces sont ainsi entièrement recouverts de scotch carrossier. Vous saluerez ici l’abnégation de l’artiste, qui a bien dû passer quelques dizaines d’heures à recouvrir coussins et dossiers. Du point de vue politique, vous découvrez que Thomas Hirschhorn s’en prend également au mythe de Guillaume Tell dans le théâtre qu’il s’est installé; le directeur de troupe, un certain Gwanaël Morin, revendique «un théâtre bête et décisif» (1). Vous le croyez sur parole à la lecture des trois premiers points du programme de la pièce: 1/ Intro Ski Schiller, 2/ 3 Nanibus + Police on my back, et 3/ Jet de fringues + musclor. Vous apprécierez plus tard, à l’étage, le discret rappel du thème de la pièce: Hirschhorn, parmi quelques objets sous vitrine, expose deux cannettes de bière de la marque «Tell», la moins chère (et la moins bonne) de la Coop. Enfin, vous saviez déjà que l’artiste s’intéressait aux tunnels, vous remarquez qu’il aime également les trains: dans plusieurs pièces, vous entendez le couinement d’un petit train électrique qui suit paisiblement un circuit, passe sous quelques collines et sommets recouverts, faut-il le dire, de scotch carrossier. Thomas Hirschhorn, que vous avez la chance d’entendre expliquer son œuvre devant la caméra d’une chaîne de télévision française, insiste sur le train comme moyen de locomotion collectif, évoque aussi le voyage à l’intérieur de soi-même que le parcours du train symbolise, ne dira pourtant pas que le circuit désespérément monotone du modèle réduit représente la Suisse qui tourne en rond, que le passage sous les tunnels est une métaphore de la politique de l’autruche qui caractérise notre pays. Vous ne doutez pas cependant qu’il y ait pensé.

Vous pourriez encore relever l’atmosphère accueillante du lieu. Un bar est en effet ouvert en permanence, où le verre de whisky (acheté aux frais du contribuable suisse) coûte un euro seulement. Dire aussi la vie qui anime ce palais de carton: tous les jours un journal paraît, le «Swiss-swiss democracy journal», conçu par Thomas Hirschhorn, avec des articles de différents critiques sur Thomas Hirschhorn, ainsi que des rétrospectives sur l’œuvre de Thomas Hirschhorn; tous les jours également, un dénommé Marcus Steinweg, philosophe, donne une conférence au premier étage sur un thème lié de près ou de loin à la démocratie; lors de sa première intervention notamment, il a appelé de ses vœux une démocratie nouvelle qui serait «une sorte de scepticisme auto-affirmatif qui se débarrasse du luxe de la bonne conscience comme de la présomption d’être la mauvaise conscience de quelqu’un d’autre»; la démocratie «ne serait en fait pas beaucoup plus que l’aveu d’une incapacité et d’une impuissance élémentaires» (2), reconnues et assumées comme tel. Le conférencier thématisait ici philosophiquement l’attitude que Hirschhorn confesse à l’égard de son œuvre artistique: «J’ai l’impression qu’on ne peut pas faire cela! C’est tellement simple et bête, que moi-même j’ai du mal à trouver ça intelligent. C’est tellement pas gratifiant. C’est tellement pas beau» (3). Et d’un seul coup, tout s’illumine, tout se tient merveilleusement: le scotch carrossier, ces bouts de carton pâles, ces graffitis, - tout ce fatras aussi n’est pas beau! Vous vous en retournez satisfaits, n’ayant pas moins saisi l’essence même du projet artistique de Thomas Hirschhorn.

Quand on possède une aussi claire conscience de soi-même et de son œuvre, la réaction naturelle serait de ne pas se prétendre artiste et de passer à de plus humbles besognes. Ne serait-ce pas alors que cette laideur est, dans l’esprit de Hirschhorn, la beauté absolue, cette insignifiance, le sens ultime, cette complaisance dans l’aveu de son incapacité, la révélation d’un orgueil démesuré?


NOTES

1) Ainsi l’affirme-t-il dans la présentation de la pièce qui figure au dos de l’affiche de l’exposition.

2) Propos tirés du texte de la conférence, reproduit également au dos de l’affiche de l’exposition. - Ces affirmations sont certainement à mettre en rapport avec la déclaration de Hirschhorn dans son «manifeste», que nous lisons au dos de cette même affiche: «Je me révolte contre l’utilisation de la Démocratie, je me révolte contre l’absurdité de la Démocratie directe aujourd’hui en Suisse, mon pays, et je me révolte contre l’élection du conseiller fédéral Christoph Blocher». Pour avoir élu Blocher, le peuple devrait ainsi prendre acte de son «incapacité» et de son «impuissance élémentaires». Où l’on comprend également en quel sens la citation de Maurras est détournée: La démocratie c’est le mal, la démocratie c’est la mort quand elle mène à l’élection d’un affreux comme Blocher!

3) Thomas Hirschhorn a écrit ces phrases en parlant d’une autre de ses œuvres, intitulée «Les plaintifs, les bêtes, les politiques», exposée au Centre genevois de gravure contemporaine en 1995. Il pourrait les employer tout aussi pertinemment à propos de «Swiss-swiss democracy».

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Proximité – Editorial, Olivier Delacrétaz
  • Où est l'absurdité? – Philibert Muret
  • Ansermet de Langendorf – Jean-Blaise Rochat
  • Frank Martin – La page littéraire, Frédéric Monnier
  • La fin de l'autorité – Jacques Perrin
  • A travail égal, salaire égal - Quand le juge fixe le salaire – Jean-Michel Henny
  • Christoph B., un an après - L'an I de la Terreur – Le Coin du Ronchon