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Philaminte de Senarclens

Jacques Perrin
La Nation n° 2009 9 janvier 2015

Connaissez-vous le slutshaming ? Il s’agit d’un concept lancé par des féministes canadiennes signifiant en gros «intimidation des salopes». Afin de lutter contre l’habitude machiste de «couvrir de honte les salopes», de les «humilier», on organisa à Toronto en 2011 la première «marche des salopes» (slutwalk).

Qu’est-ce qu’une «salope»? C’est une fille fière de sa vie sexuelle «libre et active», portant des vêtements affriolants, que les hommes (et même d’autres femmes) insultent, harcèlent et parfois violent pour les punir d’être sorties du rôle assigné aux jeunes filles, lesquelles se doivent d’être belles mais réservées, pudiques et sobres.

En fait, la salope (comme la race) n’existe pas, seul existe le «stigma», l’insulte. La société «construit» la salope en reprochant à une personne sa simple apparence.

Les slutwalkers comptent à Genève une représentante estampillée, Mademoiselle (l’horrible mot!) Coline de Senarclens. Celle-ci, à 14 ans, fut abreuvée d’insultes sexistes par ses camarades d’école. A 19 ans, au collège, elle est harcelée par d’autres connaissances qui lui rappellent son douteux passé. En 2014, à 29 ans, devenue selon ses propres termes une «bobo blanche, formée et militante», elle rédige un pamphlet pour les éditions Hélice Hélas, intitulé Salope! Sur la couverture du livre, elle brandit un panneau où il est écrit: «A 14 ans, j’étais appelée (sic) garage à b..es»

La conception du monde de Coline est simple: d’un côté les dominantEs, c’est-à-dire les vieux-mâles-blancs-hétérosexuels-racistes-homophobes- sexistes, de l’autre les innombrables victimes qui aspirent à l’égalité et exigent réparation.

Il est permis de partager certaines idées de Coline. Il est vrai que les faiseurs d’argent de la mode et de la pub incitent les lolitas à s’habiller en putes tandis que le reste de la société condamne les tenues légères.

Il est vrai qu’un homme couvert de femmes est considéré comme un tombeur alors qu’une femme avide de rapports sexuels est qualifiée de «salope». Oui, ce ne sont pas les filles violées qui doivent avoir honte, mais les violeurs qu’il faut punir. Oui, le machisme n’est pas une philosophie admissible sous nos climats, et cela depuis longtemps.

En revanche, nous sommes plus réservés quant aux remèdes proposés. D’abord, Coline sous-estime la capacité des femmes à se défendre elles-mêmes, même par des techniques de combat nécessitant peu de force et beaucoup de détermination. Donner «plus de moyens» à l’éducation sexuelle à l’école nous paraît pathétique, tant les jeunes s’ingénient à faire le contraire de ce qu’on leur serine dans les salles de classe. Retourner le performatif, c’est-à-dire prendre à son compte le mot qui fait mal et se revendiquer comme salope, est plus judicieux si on laisse la place à l’humour. Sachons cependant que l’humour et les féministes (américaines de surcroît) ne font pas bon ménage. Enrichir le vocabulaire français de mots censés exprimer la jouissance et le désir féminins ne nous choque pas du moment que l’on ne se contente pas d’emprunts anglo-saxons.

Que l’on veuille «enfin» atteindre l’égalité homme/femme, combler le «désir d’émancipation» et «changer les mentalités» nous heurte bien davantage.

A notre grande surprise, Coline de Senarclens comprend que «le monde social est hiérarchisé finement» dès qu’il intègre des différences. Seulement elle ne saisit pas le corollaire, à savoir que l’égalité entraîne la ressemblance. Il faudrait au fond que les garçons soient des filles comme les autres, qu’un décolleté ou des bas fins n’émouvraient pas outre mesure. Coline rêve d’un monde sans conflit, sans tension, sans violence, qui nous ennuie à l’avance. Quand on émousse les différences, l’insignifiance menace. Les inégalités sont construites, nous répond-on. Sans doute, mais elles le sont si solidement qu’elles se distinguent à peine d’un donné naturel (encore un mot affreux!). On ne «déconstruit» pas impunément les différences et les distinctions. Ce faisant, on bouleverse des équilibres savants qui constituent tout bonnement la civilisation. On engendre des inégalités bien plus sauvages.

* * *

En étudiant l’œuvre de Joseph Conrad, nous apprenons qu’une maison hollandaise a réédité le Nègre du Narcisse en remplaçant nègre par la graphie Nword. Même si elle sacrifie à la mode épicène (les dominantEs…), Coline de Senarclens ne nous inflige pas ce genre de sottises. Au fond, elle est moins radicale que Philaminte, Armande et Bélise, les trois précieuses mises en scène par Molière dans Les Femmes savantes. Féministes avant l’heure, elles tentent, en plein XVIIe siècle, de «changer les mentalités» en modifiant la langue, en supprimant des mots.

 

Armande

Pour la langue on verra dans peu nos règlements,

Et nous y prétendons faire des remuements.

Par une antipathie, ou juste ou naturelle,

Nous avons pris chacune une haine mortelle

Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,

Que mutuellement nous nous abandonnons;

Contre eux nous préparons de mortelles sentences,

Et nous devons ouvrir nos doctes conférences

Par les proscriptions de tous ces mots divers

Dont nous voulons purger et la prose et les vers.

Philaminte

Mais le plus beau projet de notre académie,

Une entreprise noble et dont je suis ravie,

Un dessein plein de gloire et qui sera vanté

Chez tous les beaux esprits de la postérité,

C’est le retranchement de ces syllabes sales,

Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales,

Ces jouets éternels des sots de tous les temps,

Ces fades lieux communs de nos mauvais plaisants,

Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes

Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.

(Acte III, scène 2, vers 899 à 918)

 

En voilà une déclaration de guerre!

Vu sa modération, nous laisserons son prénom à Coline de Senarclens. Nous ne l’appellerons pas Philaminte.

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