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Conservateur… de quoi?

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2067 31 mars 2017

Naguère encore, le classement du libéralisme à droite et du socialisme (réformiste ou révolutionnaire) à gauche permettait une bonne approche des principales questions politiques. Le libéral était conservateur, le socialiste, progressiste.

Les deux se sont beaucoup rapprochés. Le socialiste s’est rendu compte que le profit engendrait des impôts, lesquels renforçaient l’action sociale de l’Etat. Le libéral, quant à lui, a compris qu’un certain filet social contribuait à la prospérité. A ses yeux, le social fait désormais partie des frais d’acquisition du revenu. Les anciens ennemis convergent aussi sur les questions de société – la famille, la drogue – ainsi que sur les questions de fédéralisme et de souveraineté. M. Emmanuel Macron incarne idéalement cette douteuse réconciliation.

Ce sont les libéraux qui ont fait la plus grande partie du chemin. Ce sont eux qui sont passés dans le camp des progressistes. La nature politique ayant probablement horreur du vide, un nouveau conservatisme les a remplacés. Il s’assume comme tel et n’hésite pas à envisager une «révolution conservatrice».

Mais qu’est-ce qu’un conservateur? Au fond, tout le monde est conservateur sur un point ou sur un autre. Tout le monde veut conserver son argent, son emploi, ses habitudes, ses avantages ou sa participation aux acquis sociaux.

Le vrai conservateur, c’est celui qui l’est en soi, par principe, indépendamment de l’objet envisagé. Il croit à un certain ordre des choses, à la nature humaine inchangée depuis la nuit des temps, aux règles immuables qui fondent les sociétés politiques. Il croit aussi à la persistance du mal que la civilisation contient sans pouvoir jamais l’éradiquer.

Le conservateur perçoit avec force le poids et la nécessité du réel. Et il perçoit non moins nettement l’inadéquation fondamentale des constructions idéologiques, leur danger mortel pour ce qui est. Quand le verre est plein au dixième, il savoure ce dixième. Il y voit non un manque dont il souffrirait, mais une victoire sur le chaos et cela lui suffit.

Conserver est une activité. C’est une lutte de tous les instants. Tout se dégrade, se sclérose, rouille ou pourrit. Tout doit être protégé, entretenu, reconstruit. Le monde ne continue d’exister que grâce à d’innombrables conservateurs qui, dans tous les domaines et à tous les niveaux, s’emploient à le conserver.

On ne conserve les choses qu’en respectant leurs règles internes, en particulier leur rythme. Cela fait que l’action du conservateur, minutieuse et obstinée, visant le long terme, n’est jamais spectaculaire. En ce sens, l’idée d’une «révolution conservatrice» sonne bizarrement. Comment une révolution, avec ses coups de boutoirs, même bien orientés, pourrait-elle tenir compte de tout ce précieux, complexe et fragile dépôt de réalité que le conservateur veut faire vivre? Quelle est la part de l’idéologie, et celle de l’opportunisme, dans une réaction juste sur le fond mais formulée en termes de combat électoral?

Le conservateur a ses propres dérives. Son amour de ce qui est engendre chez lui une crainte parfois excessive du changement. Cela l’induit, sans même qu’il s’en rende compte, à attribuer un statut de traditions universelles à de simples habitudes. Il lui arrive de considérer l’évolution des sciences et des arts comme un mal en soi: pourquoi ne pas s’arrêter à Rembrandt? à Bach? à La Fontaine? C’est très beau, tout est dit, et de façon claire et définitive. Il tend à minimiser ou à nier la présence du mal dans le passé («quand j’étais jeune») et, trop conscient de la fragilité des choses, à l’exagérer dans le temps présent («tout fout le camp…»).

Il balance entre le déni et le désespoir. Tantôt, il voit la société actuelle avec les lunettes du passé, l’imaginant plus forte et unie, plus aimable et compréhensible qu’elle ne l’est en réalité. Tantôt, il bascule dans l’excès inverse. Il considère que tout est perdu, sous-estimant la résistance de la nature des choses aux plus terribles bouleversements sociaux.

Aujourd’hui, il se demande: «Au fond, conserver quoi?» Certes, tout n’est pas détruit. Les institutions grincent mais tournent, les usages se défont mais servent encore, des traditions se perpétuent, certaines se créent. Le problème, c’est que tout change tout le temps. L’être, permanent et incontestable, fait place au devenir, fugace et fuyant. La centralisation des compétences cantonales et l’étatisation des responsabilités ne s’arrêtent jamais, l’immigration non plus, les lois se modifient en continu, les anciennes distinctions se fondent dans l’indéterminé.

Pour stabiliser les choses et rétablir la maîtrise qui nous échappe, les nouveaux conservateurs donnent, à raison, une importance primordiale à la restauration d’une souveraineté pleine et entière. Rétablir des frontières pour protéger l’identité collective constitue le souci premier des révolutionnaires conservateurs. De ce point de vue, le conservateur est plutôt bien disposé à leur égard. Mais cela n’entraîne pas nécessairement une confiance illimitée: les bonnes idées ne font pas forcément les bons politiciens. Et leur propagande simple et passionnelle lui donne quelques raisons de craindre que cette révolution n’engendre, au nom d’une prétendue efficacité, toutes sortes d’atteintes aux souverainetés cantonales, aux libertés personnelles et à l’autonomie des communautés intermédiaires.

Et puis, la révolution demande un héroïsme durable qui n’est pas à la portée du premier venu. La révolution fait peur, même conservatrice. Plus d’un Français s’attend à des troubles sociaux, voire à une guerre civile pure et simple au cas où le Front national remporterait les présidentielles.

Dès lors, maint conservateur se désintéresse de la révolution conservatrice, acceptant comme inévitable le mouvement qui nous emporte vers un désordre planétaire. Il s’attachera plutôt à conserver une certaine stabilité dans sa vie personnelle et familiale, dans son métier, dans ses relations sociales immédiates. Il vouera tous ses soins à une société de chasse, à un groupe de musique folklorique ou à une association locale de bienfaisance. Et pour les élections, il se résoudra à voter, sans plaisir, non pour les représentants d’une révolution conservatrice dont il partage le gros des idées, mais pour des candidats ordinaires, simplement parce qu’il sait qu’ils ne vont rien bousculer de son petit monde, peut-être aussi parce qu’ils illustrent une certaine continuité superficielle avec l’ordre d’autrefois.

Il n’est donc pas absurde de se demander si la révolution conservatrice est vraiment une lame de fond ou simplement un gros orage de surface sur la mer démocratique et mondialisante. Quoi qu’il en soit, notre travail à nous reste de cultiver et conserver le jardin vaudois, sans relâche et par n’importe quel temps.

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