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Changer de métier

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2072 9 juin 2017

Interrogée durant la campagne électorale sur ses positions en matière scolaire, Mme Cesla Amarelle a dit et répété que les écoliers actuels devaient s’attendre à changer plusieurs fois de métier au cours de leur carrière.

Nous connaissons un électricien qui a repris la ferme familiale, un paysan qui est devenu diacre, un chimiste qui a passé sa vie à créer des emballages, un plâtrier-peintre qui, à la suite d’un accident de travail, est devenu représentant en vins et un coiffeur atteint d’une dermatose due aux schampoings qui s’est retrouvé derrière un guichet de banque. Prolongeant son métier, un menuisier devient ébéniste, un maître de français s’essaie à la littérature, un avocat devient juge, un acteur passe de l’autre côté de la caméra, un ouvrier réussit sa maturité professionnelle et entre dans une HES. Un charpentier double sa formation d’un apprentissage de ferblantier-couvreur, un mécanicien sur machines agricoles passe son CFC de camionneur. Ces réorientations de carrière sont les aléas des destins individuels.

Tout autre chose est de faire du changement professionnel multiple un principe d’organisation sociale.

C’est vrai que les mentalités ont changé. La tendance individualiste propre à notre époque centre l’homme sur sa propre personne. Il se suffit à lui-même et ne se sent pas redevable à qui que ce soit. Il juge attentatoire à sa liberté tout engagement définitif ou simplement durable. Que ce soit sur le plan amoureux ou professionnel, il veut des expériences de courte durée et des relations dont il puisse se dégager facilement. Ça n’engage pas à lui faire confiance. Et ça ne l’engage pas à faire confiance aux autres.

A ces relations de confiance déclinantes, les grandes entreprises et les services d’Etat substituent des procédures minutieuses de contrôles et de sanctions – qui peuvent se transformer en mobbing. La notion de fidélité à l’entreprise, ou aux employés, disparaît. Nombreux sont ceux qui, de bas en haut de l’échelle, entrent dans une entreprise sans la moindre intention d’y passer leur vie.

L’informatique, dont l’évolution frénétique ne cesse de créer et de détruire des métiers, engendre une ambiance de précarité propice à la mobilité professionnelle, pour ne pas dire à la fuite en avant. Il est possible aussi que la croissance exponentielle des biens de consommation focalise l’attention des nouvelles générations sur le salaire plus que sur le métier.

L’Ecole doit tenir compte de cette évolution de la société. Mais c’est une chose de la reconnaître, et c’en est une autre de s’y soumettre avec enthousiasme, comme si elle était bienvenue et, de toute façon, inéluctable, et d’en déduire l’orientation générale qu’il faut donner à l’enseignement.

Seriner au futur apprenti ou étudiant qu’il changera plusieurs fois de métier au cours de sa vie, c’est l’induire à penser que les métiers sont interchangeables, qu’aucun ne présente un intérêt propre qui justifierait qu’on y consacre tout son enthousiasme et toute sa peine: juste un gagne-pain. Alors on reste à la surface des choses, on se contente d’assurer le minimum en attendant une occasion (une «opportunité») mieux rémunérée.

Dans la droite ligne de cette vision superficielle du travail, on peut craindre que l’Ecole n’en vienne à donner une importance déterminante aux compétences et aux recettes qui permettront au futur candidat de séduire l’employeur ou le «chasseur de têtes»: accroître l’importance de l’informatique dès les premières classes, enseigner un anglais tout pratique axé sur la compréhension des consignes et des modes d’emploi, mettre dans la tête de l’écolier qu’il devra «se vendre» et le former à l’entretien d’embauche et à la rédaction d’un curriculum vitae convaincant, nanti des formules standard, «j’aime travailler en groupe», «j’accepte bien la critique», «je suis très réactif», lui apprendre enfin comment ne pas dissuader un employeur potentiel par des idées s’éloignant trop de la pensée dominante, égalitaire et multiculturelle. En bref, on peut craindre que la vocation de l’Ecole ne devienne le formatage de citoyens numériques bien lisses et passe-partout, assez individualistes pour ne pas être syndiqués, assez socialisés pour ne pas se rebiffer, embauchables et débauchables à merci.

Le remarquable, c’est que cette conception de l’employé comme pure force de travail n’est plus spécifique aux libéraux manchestériens. Bien des socialistes l’ont adoptée, comme on le voit, alignant leur discours scolaire sur l’idéologie utilitariste de l’économie mondialisée.

La priorité, pour l’Ecole, ce n’est pas d’enseigner le changement, c’est de former la personne qui subsiste sous le changement. Quand le vent tourne à la tempête, il ne faut pas larguer les amarres pour prouver à la tempête qu’on l’a comprise. Il faut s’ancrer plus profond pour résister. L’Ecole doit préparer l’élève non à être employable (il est bon que ce mot soit aussi laid) mais, au dessus du métier ou de la profession, à être autonome, capable de connaître, de juger, de décider et d’agir. Qu’on lui fournisse des connaissances sûres et systématiques dans les branches fondamentales. Qu’on lui apprenne que sa langue n’est pas d’abord un moyen de communication, mais l’indispensable outil de la pensée libre. Qu’on lui enseigne l’histoire du pays dont il fait partie, qu’il se sache porteur d’une culture qui tout à la foi le valorise et l’engage.

L’élève doit sortir de l’Ecole et affronter le marché du travail en sachant que le travail bien fait a sa valeur en lui-même, que l’attention, la concentration et la persévérance forcent l’estime des bons employeurs mieux que les phrases toutes faites des CV, que le respect des délais, la ponctualité et la courtoisie, loin d’être des contraintes vétilleuses et des formes creuses, sont les moyens de la maîtrise de soi. A défaut, ce sont d’autres qui le maîtriseront.

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