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Un pasteur genevois dans son siècle

Cosette Benoit
La Nation n° 2081 13 octobre 2017

L’important, comme toujours, se situe au-delà : au-delà ou en deçà. Dans les interstices, en fait.1

Dans son dernier ouvrage, le philosophe Eric Werner brosse le portrait de son père. Sa démarche est davantage celle d’un peintre impressionniste que d’un biographe scrupuleux. C’est par petites touches, par couches successives, qu’il dépeint le parcours intellectuel, politique et théologique de l’homme. Il le décrit dans ses divers engagements civiques, afin de «le faire revivre tel qu’il est apparu aux autres de son vivant»2, afin de prolonger quelque peu sa trace. L’auteur ne s’intéresse pas ici à toutes les facettes de la vie de son père, mais à «ses grands choix de vie», à ce qui «a fait sens» dans son existence, aux raisons de son engagement.

La démarche n’en demeure pas moins rigoureuse. Eric Werner accomplit un véritable travail d’historien, très bien documenté par de nombreux articles, des témoignages, des pièces d’archives familiales, des notes manuscrites, des photographies, des pièces de correspondance. L’auteur accorde une grande importance à la production écrite de son père, ses prédications, ses articles et ses ouvrages. Ainsi, cette lecture fait revivre fidèlement toute une époque dans laquelle chaque lecteur romand et protestant retrouvera un peu de ses origines ou de son histoire vécue.3

Alfred Werner (1914 - 2005) grandit dans le milieu protestant genevois de l’Entre-deux-guerres. Il vit dans une famille bourgeoise d’origines plutôt aisées et cultivées, plusieurs de ses ancêtres sont des figures importantes de la vie intellectuelle genevoise. Selon l’auteur, le protestantisme d’Alfred Werner est indissociable de son enracinement familial. Il s’inscrit en effet dans une lignée de pasteurs, et il doit à ses origines françaises une mémoire huguenote très présente, ainsi qu’un attachement aux valeurs républicaines, comme garantie de liberté pour les protestants de France.

Après une formation en humanités classiques, Alfred envisage le pastorat. Toutefois, suivant le conseil de ses parents, il entreprend tout d’abord des études de lettres. Il consacre son mémoire de licence ès lettres classiques à Descartes moraliste, lui-même tiraillé entre deux voies: «D’un côté s’ouvre une carrière d’humaniste, de l’autre retentit un appel.»4 Ce choix existentiel entre la voie cartésienne pour atteindre au bonheur et l’appel irrésistible de Dieu est le chemin de Damas d’Alfred Werner. Il écoute la voix de l’Evangile qui le «poursuit sans trêve ni relâche», selon ses propres mots5, et fera le choix de Blaise Pascal (figure du christianisme qui l’inspirera toute sa vie), car l’homme ne peut se passer de Dieu. Dans son mémoire de fin d’études de théologie (Le problème de l’eudémonisme chrétien d’après les Evangiles synoptiques), il continue sa recherche autour de la question du bonheur. Pour lui, l’aspiration chrétienne légitime au bonheur trouve son seul accomplissement dans le cadre de l’Evangile.

La colonne vertébrale de toute la pensée d’Alfred Werner, c’est Jésus-Christ. Cette foi en Dieu fait homme est vivifiante, elle le préserve de la dérive spiritualiste d’une morale sans Dieu. Selon une perspective exclusivement théocentrique, le pasteur Werner s’attache à montrer que la sagesse, la prudence, la politique intelligente et la raison ne valent rien en elles-mêmes et ne peuvent sauver l’homme. L’autonomie, dans le sens de la vie sans Dieu, mène à la perdition. L’essentiel est le retour à Dieu, en toutes choses.

Le contexte d’affirmation intellectuelle d’Alfred Werner est celui de la montée des fascismes et du national-socialisme. Dès lors, il se méfie des systèmes et leur préfère les attitudes. S’il prône une attitude libérale, il en condamne la cristallisation en un système idéologique: le libéralisme. Prudent face à toutes les dérives idéologiques, il n’a jamais été révolutionnaire, ni même tenté par le marxisme, car il discernait les mêmes pièges à la base de toutes les formes de totalitarismes. Aux yeux du pasteur Werner, la seule voie véritable et libératrice, c’est le christianisme, la foi non pas en une idée, mais en un Dieu incarné. Comme le résume son fils, en matière de pensée politique, «c’est Dieu, invariablement, qui trace le cadre de sa réflexion: Dieu, ou encore l’Ecriture sainte.»6 Cela n’a pas empêché Alfred Werner de s’engager à plusieurs reprises sur le terrain politique, mais avec mesure. En effet, il dénonce l’idolâtrie de la politique et il se garde bien de tomber dans ce piège qu’il perçoit comme un redoutable divertissement, au sens pascalien.

Bien qu’il soit issu d’un milieu plutôt bourgeois, son attitude libérale et humaniste le fait opter pour des prises de position souvent rattachées à la gauche politique. Il est l’un des premiers, en Suisse, à sensibiliser l’opinion sur les dangers des armes de destruction massive. Il s’engagera publiquement dans la lutte pour éviter que la Suisse développe un programme d’armement nucléaire. De même, il prendra position en faveur des objecteurs de conscience, non dans un but de pacifisme total (gare à l’idéologie!), mais dans un but humaniste de «civiliser la défense nationale»7, selon la jolie formule de l’auteur. L’auto-défense est légitime, mais pas de n’importe quelle manière, il est du devoir de l’homme de lui fixer un cadre humain.

Alfred Werner s’engage dans d’autres combats politiques réputés «de gauche», comme la dénonciation de l’apartheid, le soutien à l’Etat d’Israël (dont la politique militariste et expansionniste finira par le désillusionner) ou encore l’idée d’un gouvernement mondial fédéraliste pour mettre un terme à la guerre. Malgré son combat contre l’idéologie, il semble que l’idéalisme de son époque ne l’ait pas laissé tout à fait indemne. Toutefois, son idéal demeure céleste: Si la malédiction de la violence existe hélas dans notre monde, il y a néanmoins un fait encore plus puissant que la bêtise et la perdition. Ce fait, c’est la réalité d’un Amour qui s’est laissé crucifier pour tous les hommes, afin qu’ils deviennent citoyens d’une patrie universelle où la justice habitera. »8

Théologiquement parlant, le pasteur Werner adopte là encore une position modérée qui lui est propre. Ni vraiment libéral, ni vraiment barthien, il opte pour une ligne intermédiaire, puisant à la fois dans les deux courants, mais également distincte des deux. Son inscription dans la tradition humaniste le rapproche des libéraux, mais son attachement absolu à la Parole de Dieu l’apparente au barthisme. Cette troisième voie entre libéralisme et barthisme est propre aux pasteurs suisses romands (notamment Vinet qu’Alfred Werner admirait beaucoup).

Penseur libre, courageux et souvent précurseur, modéré et prudent, faisant toujours l’effort de rester christo-centré, Alfred Werner est une figure sociale marquante de son époque. Il a pris part de manière très active à tous les débats importants de son siècle. Toutefois, il serait faux de réduire Alfred Werner à ses positionnements intellectuels, théologiques et politiques. Son engagement dans la vie pastorale, les trois visites quotidiennes qu’il effectue auprès de ses ouailles, l’oreille attentive qu’il leur prête, sa curiosité bienveillante et le plaisir de la rencontre qu’il cultive ont sans aucun doute contribué à son équilibre. Dans sa jeunesse, il s’est engagé comme scout, puis à Zofingue (qu’il préside entre 1936 et 1937). Marié la veille du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, il sera mobilisé après deux jours de voyage de noces et servira sa patrie comme militaire. Sa production littéraire est aussi la marque de son engagement dans la vie intellectuelle et culturelle de l’Eglise protestante en Suisse romande (il travaillera pour la Vie Protestante et les Cahiers protestants). Amoureux de la Suisse, il s’engage dans la revue des Pages suisses qui met en valeur le patrimoine helvétique. Se gardant du nationalisme, Alfred Werner n’en est pas moins attaché aux valeurs de la Suisse de 1848: pluralisme, démocratie directe, fédéralisme. Ce portrait d’homme engagé parle pour toute une génération d’hommes et de femmes qui se sont investis pour la collectivité.

Tout en nuances, dans ses multiples interstices, Eric Werner esquisse la figure de son père avec une grande pudeur. «On ne saurait tout objectiver»9, dit-il dans la conclusion ultime de l’ouvrage. Respectueux, il avance des hypothèses d’interprétation, sans jamais contraindre la pensée de son père. Sous la démarche du fils qui travaille à perpétuer un peu la trace de l’engagement paternel, on sent aussi l’exercice personnel du philosophe qui se confronte à une pensée amie et intime, tout en s’en étant distancé. Ce que nous retenons surtout de cette lecture, c’est que l’histoire, matière vivante, s’appréhende toujours mieux lorsqu’elle se raconte au travers des destinées humaines. Par delà les complexités et les nuances d’une vie, Eric Werner nous livre un témoignage fécond qui fait revivre une époque pas si lointaine, mais différente à bien des égards.

Notes:

1  Eric Werner, Portrait du père. Un pasteur genevois dans son siècle, Sion, Xenia, 2017, p. 27.

2  Ibid., p. 9.

3  L’auteur de cet article a, par exemple, eu le plaisir de lire quelques lignes sur les camps chrétiens de Vaumarcus, où ses grands-parents se sont rencontré.

4  Eric Werner, op. cit., p. 31.

5  Ibid.

6  Ibid., p. 38.

7  Ibid., p. 102.

8  Ibid., p. 118.

9  Ibid., p. 138.

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