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Avec Marcel Imsand (1929-2017)

Bertil Galland
La Nation n° 2084 24 novembre 2017

A notre première rencontre, je ne l’ai pas vu. En 1960, je crois, le Photoclub de Lausanne m’avait invité, de retour des USA, à présenter des diapositives prises en amateur dans quarante-huit Etats. Attentif et réservé se trouvait dans la salle, avec sa femme, ai-je appris plus tard, un mécanicien aléseur, travaillant sur les moteurs de camions chez Nova, sous-gare. En fait, il était réputé pour la qualité étonnante de ses propres images. Il raflait les prix dans les concours de photographie.

Le vrai contact avec Marcel Imsand fut très mouvementé et il en naquit une amitié pour la vie. On l’a nouée en 1965 à l’aéroport de Cointrin. Un court voyage envoyait un petit groupe de presse à Helsinki avant un pavillon spécial sur la Finlande au Comptoir suisse. Un unique photoreporter inconnu, parmi les journalistes, m’inspira des réflexions ironiques, car je le vis, chargé de ses appareils, ravagé d’une telle angoisse à prendre l’avion qu’il se ruait vers la cabine téléphonique toutes les cinq minutes pour quêter, disait-il, le soutien de sa femme Mylène. Je rigolais en douce, revenu depuis peu du Vietnam et des vrombissements d’hélicoptères américains surarmés. Mais la détresse de ce nouveau confrère m’apparut soudain si poignante que je me suis approché de lui, l’invitant à un traitement radical de son problème. Je l’ai entraîné au bar. Whiskies en nombre. Nous nous sommes si bien entendus que nous avons raté l’embarquement sur Finnair, nous retrouvant à deux par Irak Airline à Francfort cette nuit-là.

Parvenus le lendemain à Helsinki, mon arrogance me mit à l’aise dans un pays où je m’étais rendu x fois, connaissant tout. Mais très vite le comportement de Marcel dans le terrain, son petit appareil à la main, me révéla que je ne voyais rien. Il se lança en ville avec sa propre vision des choses, repérant des scènes d’une humanité insolite. Séchant les visites organisées, il m’entraîna jusqu’à découvrir, dans une banlieue, une communauté de tsiganes dont il immortalisa des images superbes, une femme debout à sa porte en longue robe blanche à falbalas et un vieillard assis devant sa cahute, le menton piquant sa paume mélancolique.

C’est moi qui devais le suivre et calmer au retour un Office du tourisme très fâché. Bref, nous nous entendions si bien qu’une grande crainte m’a envahi. Il avait hâte de me montrer ses photos à Lausanne, dans un atelier qu’il venait d’aménager 9 rue de l’Ale. Mais je n’avais encore vu aucune de ses photos. Quel embarras, dans notre complicité naissante, si son travail, tiré de la cuve, se révélait décevant!

Au retour, je fus sidéré, à tous égards, par les tirages 30 x 40 de ce photographe. Il travaillait en indépendant depuis une année. Mais déjà Emmanuel Faillettaz avait repéré son génie, lui avait ouvert la scène de Beaulieu où il était grand patron, partageant l’enthousiasme des vedettes pour leurs portraits par l’humble manieur de Leica qu’ils reconnaissaient aussitôt comme un authentique artiste.

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Du côté de la Feuille d’avis de Lausanne et des éditions des Lamunière se déploya dès lors la présence de Marcel Imsand. Je n’eus aucune peine à convaincre Georges-André Chevallaz, syndic, de lui confier l’élaboration d’un ouvrage à offrir aux jeunes Lausannois pour leurs vingt ans. Ce fut 1000 Lausanne, premier livre signé Imsand. Il sera suivi de huitante publications. Une révolution photographique fut accomplie par Marcel Pasche. Le secrétaire de rédaction du principal quotidien vaudois ramena des Etats-Unis l’idée de demander à l’autre Marcel «un instantané par jour», mis en évidence en page d’attaque. Défi périlleux pour l’artiste. Datée, localisée, il fallait présenter chaque matin une vision de la veille, surprenante, ou drôle, ou émouvante, ou nous happant par un détail, un climat, une émotion. Ce coup de cœur au rythme d’une horloge était exigé d’un photographe qui, pour parcourir le pays, ne conduisait pas et ne voyait que d’un œil. Mais quels cadrages! Et ses tirages étaient servis par la technique d’un as de la précision. Il conçut ses jeux de lumière minutieux, poussant le noir ou nuançant les gris pour arracher à la banalité du papier-journal des accents, des icônes, des gestes, des atmosphères incomparables.

Les lecteurs prirent durant plus d’une année l’habitude de ce petit délice quotidien. La Julie leur apprit à véritablement voir le pays. De cette façon, puis avec les décennies où de grands albums se multiplièrent et passèrent à des couleurs de rêves, Imsand raffina cette vaste pédagogie populaire. Un vaste public reconnut, liée au nom d’Imsand, la différence entre les clic-clacs Kodak et des portraits dignes d’un peintre. Une génération de nouveaux photographes se sentit soutenue par cet exemple. Le défi lancé à l’humble Marcel, et dont il triompha, contribua à rétablir la dignité de l’image dans le tout-y-va de l’information. Tel fut son humanisme, et face aux vieux, aux solitaires, aux pauvres, on le laissa pratiquer son évangile le plus intime: ses chefs-d’œuvre du noir et blanc que furent Paul et Clémence, Luigi le berger ou Les Frères, excentriques paysans jumeaux d’une ferme de Vaulruz promise à la démolition. Dans son âme de croyant, ces hommages aux marginaux furent les pierres d’angle.

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En février 1968, Marcel Imsand était présent, avec Laurent Pizzotti, le graphiste, dans une maison vigneronne de Corsier, avec des étudiants lausannois, la plupart anciens éclaireurs de Vevey, pour décider s’ils allaient consacrer des années de leur vie à réaliser, en une œuvre majeure, le vieux souhait de Marcel Regamey, présent à cette réunion, d’une Histoire vaudoise, combinée à mon propre rêve de réunir, sous une forme apte à séduire l’ensemble de la population, toutes les connaissances sur le Canton réactualisées par les chercheurs les plus qualifiés. L’engagement pris, dans une certaine joie, trouva son aboutissement en 1987 avec le douzième tome de l’Encyclopédie vaudoise. Ainsi, durant deux décennies Marcel Imsand, conduit par Claudine Hildbrand ou Nicole Choquard, les iconographes, parcourut son canton d’adoption sous toutes les trames savantes qui avaient excité des chercheurs, historiens ou ethnologues, spécialistes de la géologie ou des institutions, pour la nature ou pour les bâtiments. En route, il croquait des instantanés. Pour finir, privilège rare, il fut invité à pénétrer avec son Leica dans l’intimité des gestes familiaux, car plusieurs centaines de personnes, parmi les 30’000 lecteurs de ces ouvrages, s’étaient réunies par régions pour ajouter leurs témoignages à un portrait global de la vie quotidienne, de la naissance à la mort, y compris le notaire qui, à Ollon, lit La Nation après le repas, couché sur son canapé (volume X, page 145).

Dans la mise en page de Pizzotti pour l’Encyclopédie, qui fut prise comme exemple par Gallimard pour sa collection Découvertes, mêlant avec élégance textes principaux, photos, encadrés, documents noir-blanc et polychromes, toutes les photos en couleurs d’Imsand eurent jusqu’au bout l’honneur unique et hors d’âge d’être tirées en vignettes, collées par le relieur l’une après l’autre. C’est dans cette fraîcheur qu’elles résistent au temps.

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