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Marcher un dimanche de l’Avent

Félicien Monnier
La Nation n° 2086 22 décembre 2017

Il avait commencé à neiger samedi déjà. Cette semaine de l’Avent avait été socialement mouvementée: apéritif entre collègues, fondue de fin d’année des avocats-stagiaires, Entretien du mercredi de haute tenue philosophique, défense de thèse brillamment réussie d’un ami… Un SMS arrive. Un vieil ami historien vous propose la visite d’Aquatis pour dimanche dans la journée. Il conclut laconiquement: «On pourrait faire une bouffe après.»

Vous répondez péremptoirement: «J’ai mieux. Train de 12h01. On descend à Croy. Passage à l’abbatiale, retour à Arnex par les Gorges du Nozon».

Le lendemain, vos souliers de marche écrasent la papotche du quai de la gare «Croy-Romainmôtier». La bise souffle horizontalement. Le golden retriever qui vous accompagne aplatit son dos et pousse sa tête en avant. «Il fait quand même un peu froid», vous glisse votre ami. Le Vaudois conservera donc son sens de la litote contre vents et marées. La traversée du village fait défiler portes de grange et tas de fumier. On imagine l’accueil par quelque vieille tante paysanne: «Mettez donc vos souliers sous le radiateur de l’entrée. Vous aimez les bricelets au cumin?» Le Earl Grey de Denner réchaufferait le cœur. Mais on ne s’arrêtera pas cette fois.

Le vieux lavoir reste sur votre droite. Lorsque les flocons tombent sur les vénérables planches à laver, vous mesurez le confort décisif qu’un lave-linge apporte au foyer vaudois. Un confluent du Nozon, dérivé par un petit barrage, l’irrigue. C’est ce petit courant que vous suivez. L’eau a l’air froide à tel point que le chien renonce à s’y plonger. On ne l’y trompe pas. L’historien militaire ajoute: «Ce n’est peut-être pas Stalingrad, mais en tout cas la Bérézina sur le Nozon»

La marche n’a pas duré vingt-cinq minutes que la pluie a trempé vos pantalons. Pour le haut, malgré son usure, la veste Barbour remplit sa mission. Au détour d’une haie, le village de Romainmôtier apparaît comme un bijou dans son écrin, hachuré d’averses. On s’imagine tambourinant à la porte du monastère. On sent le fumet de la soupe servie dans l’hôtellerie. Mais il faut s’écarter de la route. Un véhicule tout terrain éclabousse le bas-côté. Derrière le pare-brise sali, un panneau jaune «service forestier» nous rappelle que la Riponne est bien loin.

La lourde porte de l’abbatiale retenait un peu de la chaleur de l’avant-nef. Le pas se fait lent, la voix baisse pour ne devenir que murmure. Les têtes se décoiffent. On est toujours surpris du réflexe. Le silence enveloppe le visiteur. Se lâcher à l’expression de banalités médiévisto-romantiques est facile, mais serait pourtant chargé de vérité: continuum de la prière des moines au culte de ce dimanche matin. Peut-être plus que tout autre, cette église de Romainmôtier rappelle la permanence de la prédication de la Parole dans ce coin de Pays. Mais une église, c’est aussi des souvenirs personnels. Au nombre de ceux-ci figure peut-être celui, transmis, du mariage de vos grands-parents. Une photo du couple à la sortie de l’église dévoile les murs encore bruts car pas rénovés, du monument en 1961. Comment ne pas imaginer le cantique de Siméon résonnant à l’enterrement de Marcel Regamey? Puis on se souvient du mariage d’un oncle avec une fille de la paroisse; ou des nombreux cousins éparpillés entre Croy, Premier et Juriens. Le 24 décembre, vous les retrouverez à l’issue du culte de minuit le plus enchanté du Canton.

Il est 13 heures. En ville, les hipsters font la queue pour le troisième service de brunchs, histoire de faire passer les folies de la veille. La pluie balaie le porche de l’Abbatiale. Vous vous refusez à manger dans une église autre chose que le pain de l’Eucharistie, malgré le froid. L’avant-nef se révèle un bon compromis. Vous avisez un banc de bois marqué de la date 1898, y étendez votre veste dans l’espoir qu’elle sèche un peu. Le pique-nique est fait de pain, de saucisson valaisan, de fromage Maréchal et d’échalotes italiennes en conserve. Le golden bave sur vos pantalons; ses yeux implorent un morceau de couenne.

L’église ne sera jamais vide. Une femme vient de s’asseoir au dernier rang, vous rendant votre bonjour. Un jeune couple entre alors que vous rangez vos restes.

Vous n’avez fait que le quart du chemin. Les jambes se désengourdissent à nouveau. Le vent s’est calmé. Mais la pluie est toujours froide. Laissant le cimetière de Croy et ses souvenirs sur votre droite, vous longez la voie de chemin de fer – la ligne Rome-Paris-Londres! – pour entrer dans le bois du Chanay, surplombant les gorges du Nozon. Dans cette forêt légèrement vallonnée, votre compagnon d’aventure ne manque pas d’imaginer des embuscades de Germains nus sur des légions romaines terrorisées. Vous imaginez un Pays de Vaud couvert de forêts, propices à l’imagination des petits garçons.

Au fond de vous grandit un sentiment puissant: celui de marcher sur les sentiers de votre enfance. Au détour d’un bois, le plateau vaudois vous saute au visage. La brume laisse apparaître Concise sur votre gauche, les hauts de Morges sur votre droite. De Chavornay aux vallons de Mézières, votre regard survole le Gros-de-Vaud et croit deviner les bois du Jorat. Comme en un éclair, vous concevez l’histoire de ce Pays, la destinée commune de son peuple. Votre esprit de juriste sait l’effort institutionnel mené à travers l’histoire par cette communauté pour formaliser ses mœurs. Mais plus que jamais vous savez combien ce monde est fragile, combien il est déjà rongé. Culturellement rongé par l’idéologie mondialiste qui annihile l’identité nationale; mentalement rongé par la bureaucratie qui écrase l’initiative individuelle en la décourageant; physiquement rongé par un urbanisme de banlieue et une architecture fonctionnelle qui défigurent de plus en plus de villages.

Un seul mot vous vient à la bouche: inlassable. Murmuré, le mot est traînant et propice à l’accent vaudois. Il est pourtant pétri de détermination. Il caractérise le combat que cette terre mérite, l’effort politique qu’elle exige.

Dans un champ noir clairsemé de neige, une chienne blonde bondit élégamment.

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