Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Travailler chacun dans son coin?

Jean-François Cavin
La Nation n° 2087 5 janvier 2018

L’image de l’homme au travail a changé. Ce n’est plus l’ouvrier en équipe attaché à sa chaîne industrielle. C’est l’individu solitaire face à son écran. L’outil n’est plus le même, le labeur n’est plus physique, l’environnement est tout autre, la situation psychologique de l’intéressé s’est modifiée. Seul reste le pantalon: c’était le bleu de travail du prolétaire, c’est le blue-jeans de tout le monde, donc exactement le même.

Au changement d’image correspond une mutation en profondeur qui affecte une partie de l’emploi. Elle est bien sûr liée à la généralisation de l’informatique, qui rend le travail immatériel et transforme l’entreprise, autrefois une «maison», en un réseau connecté. Le participant à ce réseau n’a parfois plus de place attitrée dans un bureau; il travaille n’importe où, en stabulation libre dans un local collectif, dans le train, à domicile. Cette mobilité va de pair avec le développement de nouvelles formes de travail dites «atypiques»: travail à temps partiel (pour les femmes surtout, mais en croissance chez les hommes), travail à durée limitée ou sur appel, télétravail (régulier ou occasionnel), travail pour plusieurs employeurs en parallèle («multi-activité»). Le lien avec l’employeur se relâche et l’on en arrive à cette nouvelle forme de distribution de l’ouvrage qu’est la «plateforme participative», à l’exemple des taxis Uber, où une centrale informatique donne des missions à des volontaires au gré de leur disponibilité et en fonction de la rationalité des trajets.

On parle beaucoup de ces nouveaux statuts, mais ils restent marginaux pour l’heure; quelque 10% du total de l’emploi semble-t-il. Mais on sent que la tendance est marquée.

Ce travail «atypique», sans rattachement local permanent, sans horaire imposé, parfois sans employeur régulier, présente l’avantage d’une certaine liberté et offre des possibilités accrues pour l’activité professionnelle des mères de famille, par exemple, et pour l’obtention d’un revenu d’appoint. Il comporte aussi des inconvénients d’ordre socio-économique, avec un risque accru de précarisation de l’emploi, d’augmentation du travail au noir et d’insuffisance de la couverture sociale, et d’ordre psychologique et moral, avec la solitude du travailleur.

L’effet sur les assurances sociales a été particulièrement étudié lors d’un intéressant forum organisé en novembre par les Retraites Populaires, qui nous inspire certains aspects de cet article. En cas de travail à temps partiel ou au service de plusieurs employeurs, le seuil d’entrée dans la prévoyance du «2e pilier» n’est parfois pas atteint; s’il l’est, la part du salaire soumise à cotisation peut rester très faible. Il faudrait en tenir compte en abaissant ce seuil (en même temps que la franchise dite «déduction de coordination») ou en supprimant carrément cette franchise.

Dans le cas des «plateformes collaboratives» du type Uber, le collaborateur est-il un salarié ou un indépendant? Ce dernier n’est pas soumis à la prévoyance professionnelle obligatoire, ni à l’assurance-accidents obligatoire, et n’est pas couvert par l’assurance-chômage. Or, contrairement à l’indépendant traditionnel – exerçant par exemple une profession libérale –, il n’a pas pignon sur rue, ne bénéficie pas forcément d’une formation poussée, ne dispose pas d’un revenu confortable et peine par conséquent à organiser librement sa sécurité matérielle, notamment en vue des vieux jours (et c’est un effort très coûteux). Le risque est donc grand qu’on crée, en contrepartie d’une activité très souple mais mal cadrée, une nouvelle catégorie de miséreux. «Ubérisation = paupérisation»: le slogan (peut-être partiellement injuste envers l’entreprise de taxis) a du vrai à titre général.

Le cas des «faux indépendants» est connu de longue date des caisses AVS; mais les critères qu’elles utilisent pour faire rentrer dans le rang ces électrons anormalement libres doivent sans doute être revus: l’exigence d’un investissement personnel et d’une certaine infrastructure appartenant en propre à l’intéressé n’a plus guère de sens quand l’outil de travail se réduit à un portable; le rapport de subordination est incertain dès lors que la relation hiérarchique devient évanescente. Il faudrait mettre l’accent sur le critère de la pluralité des clients: celui qui n’en a qu’un n’est pas vraiment indépendant!

L’aspect psychologique et moral ne doit pas non plus être négligé. L’appartenance à l’entreprise, qui peut être une source de fierté, la fidélité envers l’employeur, qui va de pair avec celle du patron envers son collaborateur, la relation avec les collègues – esprit d’équipe, solidarité, amitié –, tout cela est d’une grande valeur dans nos vies. L’individu à peu près seul dans son coin, n’ayant de contact avec l’entreprise que par voie électronique, risque de sombrer dans un enfermement dépressif, errant solitaire dans cette société atomisée qui n’est donc plus une société.

Il y a dans tout cela du grain à moudre pour les partenaires sociaux. Il leur revient, sur le plan juridique, de s’atteler à la révision de la loi sur le travail, conçue pour l’usine, notamment en ce qui concerne la saisie et les limites du temps de travail, ainsi qu’à la modification des assurances sociales, comme on a vu plus haut.

Ils devront aussi empoigner le problème de la solitude du travailleur moderne «atypique». Aux patrons, il appartient de réinventer les rapports de fidélité – et ce n’est pas facile en l’absence de contacts personnels quasi quotidiens – en allant plus loin et plus profond que les slogans simplistes vantant la qualité inégalable de la maison. Aux syndicats, qui ont raté le recrutement des femmes (parce qu’elles n’ont pas l’esprit grégaire) et des cols blancs (parce que le syndicat était rouge), il revient particulièrement (peut-être en accord avec les associations patronales) de prendre soin de cette population de travailleurs errant dans un «no man’s land» juridique et moral.

On voit naître des espaces de «coworking», qu’on pourrait appeler en français des collaboratoires: on y loue des places de travail, à l’heure ou au mois, dotées d’une certaine infrastructure (mobilier de base, wi-fi, imprimante, casier, machine à café collective); des gens des domaines les plus divers s’y côtoient, discutent, nouent des liens; on peut imaginer qu’il y ait un coin pour les enfants et quelques activités conviviales. Les partenaires sociaux et particulièrement les syndicats (peut-être sous un autre nom et surtout en renonçant au rouge!) pourraient développer de telles réalisations, en y apportant aussi information et conseil sur les statuts divers des gens qui sont à l’ouvrage et sur les impératifs de la sécurité sociale.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: