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L’heure de Pajak

Bertil Galland
La Nation n° 2087 5 janvier 2018

Le nom de Pajak, pour ceux qui se souciaient de peinture, courait sur toutes les lèvres. Il désignait un peintre d’Alsace, d’origine polonaise, venu à 35 ans s’affirmer au bord du Léman. Sa mort brutale sur une route française, en été 1965, fit de son fils Frédéric, 9 ans, un orphelin. Blessure féconde. Ce garçon surdoué devint un irrésistible dernier de classe, un rebelle d’une créativité communicative. On le verra dégager peu à peu sa voie pour et contre les autres, avec un penchant pour de grands solitaires remueurs de système, tel Luther, relu en 1997 avec enthousiasme par un jeune catholique non baptisé et non croyant. Ensuite apparurent Walter Benjamin à gauche, Gobineau à droite, Ezra Pound perdant le nord en Italie, Van Gogh au centre ou Munch du Cri. Et bien d’autres.

L’indépendance du goût, chez Pajak le fils, a déconcerté, piqué et séduit ses amis, tel Roland Jaccard, premier à publier à Paris ses textes et dessins aux Presses universitaires de France, et qui le qualifia cordialement d’«emmerdeur» pour son souci de contrôler de A à Z la moindre opération de l’imprimerie, jusqu’à la qualité du papier. En effet, les livres de Pajak seront beaux à palper.

Caricaturiste, il va s’arracher au graphisme provocateur des journaux qu’il lança dans les années nonante, comme L’imbécile de Paris, sous l’influence de Topor ou de Jean-Edern Hallier. On goûtera de plus en plus ses ouvrages innovants, personnels, sans pareils. On passera de la surprise à des remuements de cœur devant le foisonnement de ses festivals du pinceau et de la plume, ses éclairages hyperfiguratifs dans les hachures massives de ses noirs. On est séduit, toujours plus, par ce qu’il écrit, d’une telle tenue qu’il a été couronné d’un Prix Médicis de l’essai (2014) et du nouveau Prix suisse de littérature (2015). Pour suivre cette trajectoire, un ouvrage vient de paraître aux Editions Noir sur blanc, Un certain Frédéric Pajak.

Voici donc un artiste qui se révèle dans un aréopage d’inspirateurs, figures observées en pleine épreuve. A leur égard il ne s’affiche ni gloseur, ni fiévreux, mais de mèche, pénétrant leurs mondes intimes par des cadrages prodigieux, des paysages, percevant des atmosphères globales avec des regards et des arbres. Ces livres-spectacles sont dans une large mesure «de chevet», journal intime. On ne lâche pas aisément de grands hommes saisis par une telle empathie, par enquêtes dans le terrain, par le travail intense du dessinateur et de l’essayiste.

De Lausanne au Quartier latin, le cheminement de Pajak s’est toujours exprimé par un travail intense sur feuilles, parfois des nuits entières, entrecoupé par des voyages en compagnie, ou maints séjours d’homme seul. Il passe des semaines dans l’improbable ville d’Aoste, qui favorisèrent des descentes sur Turin où il se fondit dans le détail des bâtiments et des rues pour revivre la destinée de Nietzsche. Ou sur les bords sableux du Pô avec Pavese, ou en Amérique latine, en Afrique du Sud. Ou à la frontière pyrénéenne de la France où naissent le dessin et le récit, l’un et l’autre fraternels et bouleversants, du sentier et des buissons montagneux par lesquels Walter Benjamin, l’inclassable philosophe, tenta de fuir à pied la France occupée de 1940 et, à bout de force, trouva la mort en Espagne le lendemain.

L’originalité de Pajak n’exprime nulle dispersion mais la composition progressive de ce qu’il nomme, globalement, un Manifeste incertain en multiples volumes. Six à ce jour. Il s’y révèle metteur en scène de lui-même en passant par de grands auteurs et peintres qui l’ont intéressé. Il publie par ailleurs les œuvres d’amis. Avec ses propres dessins, avec son propre texte, avec sa façon de mettre en page, il poursuit le vieux rêve d’un art total qui déjà hanta Jacques Pajak, son père. Cette synthèse insolite nous offre l’une des créations les plus fortes qui soient nées dans la Suisse romande d’aujourd’hui. Aux Editions Noir sur Blanc, Véra Michalski assure son épanouissement depuis 2008. Elle agit dans le souvenir d’un retour à trois dans la Pologne de leur origine commune, voyage où elle fut accompagnée par Pajak et son mari Jan Michalski, l’éditeur de Montricher prématurément disparu dont survit ainsi l’influence.

L’intransigeance connue de Pajak n’est pas venue d’une boursouflure de l’ego, son fond est généreux. Mais sa vulnérabilité d’orphelin l’a conduit vers de grands solitaires qui ne s’en laissèrent pas conter. Pajak envoie bouler les révoltés en peau de lapin, mais il a trouvé par exemple chez Marx ce que les bêlants n’ont jamais su y trouver. On voit agir et penser sous sa plume Van Gogh, Pavese, Ezra Pound, Nietzsche, leur vision poussée jusqu’à la folie où l’on tente de débusquer leur fin mot.

En 1990, j’ai appris à collaborer avec Pajak l’abrupt. Jean-Pascal Imsand, qui s’était formé au travail de l’estampe avec Sarto et Quinche, s’orientait alors sur la voie de son père, la photo, mais en son style. Avec Marcel, ses liens demeuraient serrés et il lui envoyait des messages comme celui-ci: «Cher papa, je visite pour la première fois l’Italie. C’est un pays où les autos se désintègrent en roulant toujours plus vite.» Autant dire qu’il avait, de l’artiste authentique, la perception fulgurante. Responsable des Editions 24 heures, j’étais tenté par l’idée d’un livre sur la ville de Lausanne vue par une nouvelle génération, celle du Flon. Naquit un projet collectif de jeunes créateurs, avec Pajak. Il balaya les autres d’un revers de manche pour imposer et préfacer Imsand junior, seul, dont les photos étaient nocturnes et témoignaient d’un sombre génie. Pajak perçut en graphiste qu’il fallait se concentrer sur cet ouvrage étrangement empreint d’un pressentiment funèbre: il adressait l’adieu de Jean-Pascal aux Lausannois de son âge. Dans le calme, la camaraderie et la beauté, cette vision annonçait que sa propre vie s’avançait vers son effacement volontaire et brutal qui nous désola.

Référence:

Un certain Frédéric Pajak. Entretiens avec Christophe Diard. Editions Noir sur blanc, Lausanne, 240 pages abondamment illustrées.

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