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Quand Victor Hugo, à Lausanne, appelait à la création des Etats-Unis d’Europe

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2088 19 janvier 2018

Le chef de file de l’école romantique en France, surnommé le «père de la République» à l’avènement de la troisième du nom, s’est rendu six fois en Suisse et ses séjours l’ont amené quatre fois à Lausanne, l’avant-dernière fois dans un grand déploiement de militants pacifistes et de journalistes.

Le 21 août 1825, Victor Hugo, accompagné de sa femme Adèle, se rend de Genève à Lausanne, où il découvre la capitale vaudoise à la faveur d’une fête en l’honneur de Guillaume Tell. Ce voyage restera «le plus doux souvenir» de sa vie, alors même qu’il dira avoir passé la nuit «dans un trou noir» rempli de punaises «donnant sur la cuisine et recevant l’air d’un escalier de service».

Le 21 septembre 1839, le voilà de retour à Lausanne en compagnie, cette fois, de Juliette Drouet, «si heureuse de ces ravissantes excursions». Fuyant les punaises, il descend au Gibbon, le palace qui vient d’ouvrir à Saint-François. Il décrit une ville «enlaidie par les embellisseurs» – que dirait-il aujourd’hui?! –, découvre le Haut-Lac et tombe sous le charme des barques à voiles latines, celles-ci leur donnant «la figure d’une mouche qui courrait sur l’eau les ailes dressées».

En 1883, peu après la mort de Juliette, il viendra se reposer à Villeneuve, à l’Hôtel Byron, puis à Bex. Il fera encore une brève apparition à Lausanne, et plus précisément à l’Avant-Poste, où il sera l’hôte de Paul Cérésole, ancien président de la Confédération.

Entre-temps, fin août 1869, Victor Hugo accepte la présidence honoraire du IIIe Congrès de la Ligue internationale de la paix et de la liberté, qui a été fondée deux ans plus tôt à Genève. Il se fend d’une lettre aux «Concitoyens des Etats-Unis d’Europe» réunis à Lausanne, mais les organisateurs du congrès tiennent à sa présence en chair(e) et en os. Il arrive donc le 13 septembre en gare de Lausanne, se fait escorter par une foule d’admirateurs jusqu’à l’Hôtel des Alpes, établissement situé en bordure de la station ferroviaire qui été remplacé en 1891 par l’Hôtel Terminus, lequel sera lui-même démoli en 1913. Le vin d’Yvorne coule à flots, ce qui permet au héros du jour de porter un toast «à la libre république suisse, à l’avènement de la république européenne, que doit suivre la république universelle». Ces «Etats-Unis d’Europe», il les appelle de ses vœux depuis le Congrès de la Paix qui s’est tenu à Paris en 1849.

Ont fait le voyage de Lausanne Jules Ferry, futur maire de Paris et ministre de l’Instruction publique, Ferdinand Buisson, professeur en exil à l’Académie de Neuchâtel, qui jouera un rôle important lors de la séparation des Eglises et de l’Etat et recevra le Prix Nobel de la Paix en 1927, Amand Goegg, ancien membre du gouvernement insurrectionnel de Bade, en exil à Genève, et avec eux une cohorte de pacifistes flanqués d’une trentaine de journalistes venus des quatre coins de l’Europe.

Le congrès s’ouvre le lendemain dans la petite salle du Casino de Derrière-Bourg, à l’extrémité est de la place Saint-François, où une plaque commémorative à la gloire de l’écrivain a été inaugurée en 2002. Il est présidé par l’avocat Jules Eytel, figure emblématique du parti radical vaudois, ancien député au Grand Conseil et conseiller d’Etat, futur fondateur avec Louis Ruchonnet de la Loge Liberté.

Dans son discours d’ouverture, Victor Hugo décrète que «la première condition de la paix, c’est la délivrance» et que, «pour obtenir cette délivrance, il faudra une révolution qui sera la suprême et peut-être, hélas! une guerre qui sera la dernière». La Gazette de Lausanne fait observer malicieusement que «nous ne sommes plus, dès l’ouverture de la première séance, au congrès de la paix, mais au congrès de la révolution»; et de «remercier M. Hugo de s’être empressé de faire voir qu’il y avait une erreur d’étiquette»… Ayant délégué ses pouvoirs au président effectif du congrès, l’écrivain ne va plus prendre la parole pendant trois jours alors même que, selon Louis Monnet, rédacteur du Conteur vaudois, les congressistes «s’étripent joyeusement». C’est aussi sans piper mot qu’il s’associe aux résolutions demandant la création d’une fédération de peuples sous le nom d’Etats-Unis d’Europe, avec gouvernement républicain fédératif et tribunal international à la clé. Louis Favrat, dans un article rédigé en patois vaudois sur «Lo congré dè la paix», a l’impression que le président d’honneur s’ennuie quelque peu sur son estrade: «L’a l’air tout boun einfant, mâ s’einnoyïvé on bocon, à cein que m’a paru.» Difficile de s’assoupir, toutefois, lorsque Ferdinand Buisson sort du bois avec cette tirade: «Il faut habituer les enfants à se dire: un uniforme c’est une livrée, et toute livrée est ignominieuse, celle du prêtre et celle du soldat, celle du magistrat et celle du laquais»…

Le soir, on se retrouve à l’Hôtel des Alpes pour un banquet, qui se prolonge jusqu’à trois heures du matin. Victor Hugo porte un toast «aux Etats-Unis d’Europe», sur fond de Marseillaise. Le dernier à lever son verre est le journaliste Elie Ducommun, membre fondateur de la Ligue, disciple de James Fazy, futur Grand Maître de la Grande Loge suisse Alpina et Prix Nobel de la Paix en 1902.

Le 18 septembre, dans son discours de clôture, Victor Hugo demande «l’embrassement de la République et du Socialisme»; il exhorte à songer «au jour certain, au jour inévitable» où toute l’Europe sera constituée sur le modèle du «noble peuple suisse»; la liberté nouvelle, «immaculée et inviolée», sera alors «comme la Jungfrau, une cime vierge en pleine lumière». Retour triomphal à son hôtel jouxtant la gare (et non au Beau-Rivage Palace comme on peut le lire parfois): «Vive Hugo! Vive la République!»

Le 14 juillet 1870, le père Hugo plante «le chêne des Etats-Unis d’Europe» dans son jardin de Guernesey. La guerre franco-allemande éclate cinq jours plus tard. Une guerre qui ne sera de loin pas la «der des der». Nietzsche, lui, observera dans Le Gai Savoir (1882) qu’on est entré depuis Napoléon et pour quelques siècles «dans l’âge classique de la guerre, la guerre scientifique en même temps que nationale, la guerre faite en grand […]». Ce ne sont pas, au XXe siècle, les deux guerres mondiales et la guerre des Balkans qui lui donneront tort. Quant à l’Union européenne d’aujourd’hui, est-ce bien celle que Victor Hugo appelait de ses vœux à Lausanne et depuis 1849?

Source:

Bulletin officiel du Congrès de la Paix et de la Liberté, Lausanne, Association typographique, 1869, Nos 1-3, pp. 1-3, 149-152; Le Rappel, Paris, 16, 17, 21 septembre 1869; Gazette de Lausanne, 18 septembre 1869; Conteur vaudois, 18 et 25 septembre 1869; Causeries du Conteur vaudois éditées par L. Monnet, Première série, 2e éd., 1893, pp. 108-109; Jean-Marc Hovasse, chercheur du CNRS, «Passages du poète (à Lausanne)», in Victor Hugo. Dessins visionnaires, Lausanne, Fondation de l’Hermitage, 2008 (catalogue de l’exposition organisée du 1er février au 18 mai), pp. 95-103; Martine Brunet, «L’unité d’une vie», in Ferdinand Buisson, Théolib, 2011, pp. 119-170; ACV: Liberté (loge maçonnique); F. Nietzsche, Le Gai savoir, 362.

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