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Un salon (ovale), des singes, une sonate

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2088 19 janvier 2018

Tout comme Barrès, nous connaissons des «lieux où souffle l’esprit», des endroits qui nous sont chers, qui réveillent des émotions, ou sont simplement chargés de souvenirs… A la Ligue vaudoise, nous en cultivons quelques-uns: le château de Blonay, le Suchet (notre Colline inspirée) et, en contrebas, Valeyres-sous-Rances, avec ses vignes, son château. Au rez de cette résidence aristocratique, le lieu magique est un salon, qu’un abus simplificateur du vocabulaire géométrique qualifie d’ovale. C’est une «oblongue capsule», fermée en demi-cercles à ses extrémités. Deux portes vitrées donnent accès à une pièce harmonieuse de taille moyenne, Directoire ou Empire. Une cheminée de marbre désaffectée surmontée d’un miroir au tain terni, des tapisseries fanées, sont garantes du style originel très romantique. Les portes ouvertes laissent pénétrer un zéphyr qui remue des pendrillons de gaze subtile: c’est l’été. C’est le camp de Valeyres de la Ligue vaudoise.

L’invraisemblable disparité du mobilier confère à l’ensemble une espèce d’unité paradoxale, celle des greniers oubliés et des brocantes. Une bergère d’esthétique incertaine, aux larges oreilles, assure l’autorité du conférencier. Le canapé Vincent Auriol en laine vert d’Irlande est le préféré des dames. Chacun évite la minuscule chaise d’angle paillée trop basse, trop droite, sauf le pasteur Hentsch qui fait le fakir pendant les exposés. Un chesterfield bordeaux défoncé, au cuir patiné, craquelé, déchiré, vomit sa bourre de crin odorant. C’est mon préféré. Pour l’heure, je suis debout, aux commandes d’une chaîne de haute-fidélité de prestigieuse marque britannique, solide et austère comme le tableau de bord d’un Spitfire de la Royal Air Force. Pendant le camp, la coutume, après le repas de midi, est d’écouter un peu de musique. Madame Morel, la maîtresse de céans et fine mélomane, y assiste toujours.

Ce jour-là, je présente Les Bandar-log, poème symphonique de Charles Koechlin (1867-1950) inspiré d’un épisode du Livre de la Jungle: Les Bandar-log sont des singes désordonnés et querelleurs qui ont capturé Mowgli. Une fugue atonale aux intervalles disjoints caricature la méchanceté et la stupidité des quadrumanes, mais aussi la sottise et la servilité des suiveurs de mode de certains contemporains du compositeur. A la fin de l’audition, Madame Morel me fait une observation sur la prononciation du patronyme du compositeur, que j’avais dit à l’allemande. «Kéklin? Je trouve que ce n’est guère euphonique, osé-je objecter; c’est en effet ainsi qu’on l’entend sur France Musique, mais les présentateurs peu germanophones disent aussi Back et Bétove. Koechlin, musicien français, était d’origine alsacienne, son nom signifie quelque chose comme jeune cuisinier, marmiton. Non, décidément, Kéklin, ça ne passe pas.» Madame Morel me laisse tranquillement épuiser mes arguments avant de leur porter l’estocade: «Charles Koechlin était un cousin de ma famille.»

Ces souvenirs vieux de quelque trente ans sont remontés à ma mémoire en écoutant la Sonate pour violon et piano op. 64 du parent de notre hôtesse. Dans un numéro précédent de La Nation, j’ai divisé mes lecteurs et les auditeurs au sujet de deux sonates d’Ernest Bloch. Celle de Koechlin, pourtant de la même époque (1915-1916), ne pouvait pas offrir un contraste plus saisissant  avec le mysticisme rugueux du Genevois. Pas de vertige chez l’Alsacien: sa sonate cultive le bonheur de vivre, comme s’il s’agissait de conjurer les horreurs du temps par la restitution d’un paradis oublié. «Là tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.» La partition, dédiée à Gabriel Fauré, fourmille d’indications visuelles, d’intentions minutieuses, pour aider les interprètes à créer une atmosphère de forêt enchantée, où l’on vague, où l’on danse. La première mesure, par exemple, est ainsi chargée: «Calme, sans lenteur cependant. Lumineux et féerique. (Pour le violon): pp mais non éteint, avec une sonorité rappelant celle de la viole d’amour.» J’ai parlé de mesure, mais dans cette sonate, les barres de mesures ne fonctionnent pas comme à l’ordinaire et seraient plutôt des balises qui signalent le cheminement de mélodies amples et soigneusement dessinées, volontiers archaïsantes. Toute la partition est parcourue d’un souffle de liberté qui correspond à la nature indépendante de son auteur. Dans son immense Traité de l’harmonie en trois volumes qui, par sa hauteur de vue et l’originalité de sa conception, est un véritable cours de composition, Koechlin parle du danger de codifier les accords: «En peinture, ce n’est pas avec du “blanc pur“ qu’on fait de la lumière; les tons y sont relatifs. En musique également; et cette relativité même ne saurait être soumise à des lois fixes.» Tout en défendant la vertu stimulante des règles, il pose en principe sacré: «L’oreille seule a le droit de juger.»

L’enregistrement qui m’a séduit est complété par le Quintette pour piano et cordes op. 80 dont l’inspiration se situe à la même altitude. Ce CD est la meilleure introduction possible à la musique de chambre d’un compositeur mésestimé, dont la place est aux côtés de Fauré, Ravel, Debussy, Roussel, Schmitt…

Référence:

Charles Koechlin, Sonate pour violon et piano op. 64. Quintette pour piano et cordes op. 80, Stéphanie Moraly, violon, Romain David, piano, Quintette Syntonia, CD Timpani 1C1241, 2017.

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