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Des vaches et des hommes

Jean-Michel Henny
La Nation n° 2088 19 janvier 2018

L’Inde est le plus gros producteur de lait du monde, avant les Etats-Unis. Ce pays de bientôt 1 milliard 400 millions d’habitants héberge d’innombrables vaches dont le nombre ne semble pas faire l’objet de recensements précis.

A parcourir la campagne indienne, on constate que la vache y est très respectée, non pas qu’elle soit «sacrée» comme on le croit souvent, mais parce qu’elle est la «vache mère» comme le disait le Mahatma Gandhi.

Elle offre aux humains son lait et sa bouse. On boit le premier et on en fait du beurre que l’on clarifie pour le conserver longtemps (le ghee). On mélange la seconde à de l’herbe ou à de la paille pour en faire un combustible très apprécié dans les régions où les forêts sont rares.

Mais on ne consomme pas sa viande. En tous les cas, une telle consommation est interdite aux hindouistes, même si elle est tolérée pour les intouchables, qui sont hors caste. Les chrétiens et les musulmans, bien entendu, peuvent en manger, même si cela est fort mal vu par les Hindous. Les plus zélés d’entre eux s’insurgent contre ces pratiques contraires à leur religion et en viennent parfois à attaquer, voire démolir des abattoirs.

Dans certains Etats indiens, tuer une vache est un crime pouvant valoir à son auteur une condamnation à la prison, voire à la prison à perpétuité au Gujarat.

Mais les Indiens mangent de toute façon très peu de viande et trouvent leur ration de protéines principalement dans les lentilles.

Et chez nous?

De manière générale, les vaches sont chouchoutées par leurs propriétaires qui tiennent à les garder en bonne santé pour qu’elles donnent naissance à de beaux veaux et produisent des quantités de lait suffisantes pour nourrir une population friande de yogourts, fromages et autres produits transformés. Mais, lorsque la vache a accompli sa mission productive, elle va à l’abattoir. Les veaux, génisses et bœufs qui ne sont pas destinés à la production laitière finissent aussi en bouilli, ragoût, steak ou entrecôte.

Depuis quelques années, les végétariens et les véganes sont de plus en plus nombreux. Il y a parmi eux des activistes de la cause animale. Ils commencent par dénoncer la manière dont les animaux sont détenus et finissent, dans les cas les plus extrêmes, par qualifier les abattoirs de «symboles de barbarie».

Les antispécistes, représentés chez nous plus particulièrement par l’Association PEA (Pour l’Egalité Animale), souhaitent l’avènement d’une société égalitaire pour tous les animaux en mettant fin à la discrimination sur la base de l’appartenance à une espèce, c’est-à-dire un traitement égal pour les animaux et les êtres humains1. Ils considèrent que le spécisme est à l’espèce ce que le racisme est à la race et le sexisme au sexe. Selon eux, cette position n’est pas défendable. Tout comme l’esclavagisme jadis, le spécisme est une aberration dont le genre humain se rendra compte bientôt.

Samedi dernier à Beaulieu, à Lausanne, à l’occasion du Salon de l’agriculture Swiss Expo, un affrontement entre éleveurs et antispécistes a été suffisamment animé pour nécessiter l’intervention d’une douzaine d’agents de police. Les pancartes des manifestants, du style «J’aime les animaux (morts)» ou «La compassion, c’est pour les bouffons», ont énervé les paysans qui les ont envoyés paître ailleurs, en n’utilisant pas toujours des termes aussi délicats!

Les éleveurs ne comprennent pas les reproches qui leur sont faits. Ils pratiquent comme le faisaient leurs parents et grands-parents, et ils traitent certainement mieux leur bétail qu’autrefois. L’évolution des mœurs et les normes de protection des animaux ont fait œuvre de bientraitance. Ils ont peine à admettre que ceux qu’ils nourrissent les conspuent ainsi. Ils oublient qu’ils ne nourrissent plus ni les végétariens ni les véganes.

Mais la perception de la consommation de viande semble changer. La rédactrice en chef du Matin Dimanche, Ariane Dayer, dans le numéro du 14 janvier 2018, écrit notamment: «… on est là au cœur de l’une des questions sociétales les plus clivantes de ces prochaines années. Poussés par les courants végétariens, végétalistes, antispécistes, l’homme continuera-t-il à assumer qu’il est un loup ? Et pour devenir quoi ?»

Et même les bouchers doutent. Dans le même numéro du journal, le responsable de l’abattoir de Rolle s’inquiète pour l’avenir de sa profession, car il est de plus en plus difficile d’assurer la relève. Selon lui, de nombreux bouchers refusent de tuer en disant que si on les laisse une minute dans un abattoir, ils arrêtent leur métier. Il pense même qu’un jour va arriver où plus personne ne voudra abattre des animaux. En revanche, il pense que nous continuerons à manger de la viande.

Les paysans suisses produisent 100 000 tonnes de viande bovine par année et les Helvètes en consomment environ 14 kilos, en rappelant que ce chiffre statistique comprend à la fois les végétariens, les nourrissons et les touristes étrangers dans nos restaurants. Depuis quelques années, la consommation de viande bovine est stable, voire en diminution. Est-ce un signe?

Il faut 5 à 7 kilos de céréales pour produire 1 kilo de viande de bœuf, ainsi que beaucoup d’eau. L’augmentation de la population, en Chine, en Afrique, en Inde et ailleurs, nous poussera-t-elle bientôt à renoncer à la viande? Les producteurs de pommes de terre, de maïs, de manioc, de blé, de riz et de lentilles ont de l’avenir, ici et là-bas.

Renoncer à une belle pièce de viande, au grill ou en cocotte? Ce n’est pas pour demain, et encore, contraint et forcé. Les éleveurs de vaches, veaux et bœufs peuvent compter sur de nombreux supporters pendant quelques années encore. Qu’ils laissent les antispécistes animer leurs expositions et leur faire de la publicité. Leur travail et leurs produits restent et resteront respectés et utiles.

Les éleveurs et les antispécistes ne font pas partie du même monde, à l’instar du crapaud et de la colombe…

Notes:

1  Voir l’article d’Olivier Delacrétaz, D’un prospectus contre le spécisme, dans La Nation du 29 septembre 2017.

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