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De la bestialité à l’utopie

Jacques Perrin
La Nation n° 2092 16 mars 2018

Très vite, nous sommes passés d’une époque où les bêtes étaient soumises aux besoins humains à un temps où les antispécistes les considèrent comme nos égales, voire nos modèles. Naguère, aux heures sanglantes du XXe siècle, certains hommes furent réduits à l’état d’animal; aujourd’hui la distinction homme/animal s’efface dans la mesure où l’on prétend accorder aux bêtes un statut moral et politique semblable à celui des humains.

Voici un exemple d’«animalisation» tiré de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.1

Dès le XVIIIe siècle, les armées européennes ont constitué des unités de chasseurs, à pied ou à cheval. En 1940, Himmler confie à un officier marginal, Oskar Dirlewanger, le soin de recruter dans le camp de concentration d’Orianenburg des délinquants allemands enfermés pour cause de délits cynégétiques, autrement dit des braconniers. Cette unité spéciale (Sondereinheit) passera de l’effectif d’un commando de 80 hommes à celui d’une division de grenadiers SS. La brigade Dirlewanger est connue pour les atrocités commises sur le front de l’Est: elle a tué 60 000 civils et incendié de nombreux villages.

La mission principale de la Sondereinheit consiste à éliminer les bandes de partisans constituées par les soldats soviétiques dispersés à l’arrière du front après l’effondrement de l’Armée rouge. Les opérations menées par l’unité ressortissent à deux formes de chasse.

La première correspond à ce que les chasseurs bavarois ou tyroliens appellent la Pirsch. Celle-ci, individuelle et élitiste, consiste à tracer un cerf, à évaluer son âge et sa force, à le débusquer puis à le tuer en face-à-face, d’un seul coup de feu. Ainsi les braconniers de la brigade pistent-ils les partisans dans les forêts et marais biélorusses, les extraient de leurs cachettes et les tuent. Les Chasseurs noirs reconnaissent le courage des partisans qui, tels des sangliers qui s’aperçoivent qu’aucune fuite n’est possible, se figent sur place et se laissent tuer plutôt que d’être capturés vivants. Ce type de combat n’est pas sans risque et ne tourne pas au simple massacre.

La seconde ressemble à la chasse à la battue: on ratisse un secteur, on force les proies à sortir du bois en faisant du tapage afin de les livrer aux tireurs. Les Chasseurs noirs n’hésitent pas à incendier les lieux pour obliger les partisans à se montrer. Ils comptabilisent et exhibent leurs trophées; souriant sur les photos, ils posent parfois la main sur les villageois pendus ou abattus pour avoir collaboré avec les partisans.

La chasse aux partisans n’est pas la seule forme d’animalisation de l’adversaire. Alors que l’unité se trouve en Pologne près de Lublin, les chasseurs se font pasteurs d’hommes. Ils surveillent des camps de travail où les Juifs sont parqués comme des bêtes de somme, marqués de l’étoile jaune, de coups de fouet ou de brûlures de cigarette, travaillant jusqu’à l’épuisement à des tâches de construction éprouvantes. L’unité pousse parfois devant elle des «troupeaux» de civils ou de prisonniers, voire d’animaux véritables, pour qu’ils détectent au prix de leur vie les mines en bordure de forêt. Elle prend aussi des «mesures prophylactiques». Quand un village, suspect de frayer de trop près avec les partisans, semble contaminé par la rage, ses habitants sont concentrés dans des bâtiments, brûlés vifs ou abattus à la mitrailleuse s’ils tentent de s’enfuir.

Même l’animal familier trouve sa place dans le processus. Ainsi les Hiwis (= Hilfswillige), Baltes ou Russes auxiliaires volontaires des nazis, font-ils office de chiens de berger ou de chasse.

Seule la cruauté des bourreaux ne relève pas à proprement parler de l’imaginaire cynégétique. Les chasseurs «normaux» ne torturent pas les animaux et cherchent à les tuer proprement. Ils ne s’attaquent ni aux femelles portantes ni aux petits. Certains membres de la brigade, eux, violent et tourmentent femmes et enfants. On remarque chez quelques officiers et sous-officiers, dont Dirlewanger lui-même, une ivresse pathologique à infliger la souffrance, notamment en 1944, quand l’unité réprime avec d’autres troupes l’insurrection de Varsovie.

La création de la brigade fut une idée débattue entre chasseurs passionnés, Himmler et Goering par exemple, mais Hitler, végétarien, était réticent. Il considérait les braconniers comme cruels et sans courage, bien qu’il concédât à la chasse un aspect «romantique». Il recommandait aux associations de protection des animaux de surveiller les chasseurs de plus près.

De 1914 à 1945, les nations européennes se sont jetées les unes contre les autres. Allemands et Russes se considéraient mutuellement comme des bêtes nuisibles à éliminer. Chaque acte cruel nécessitait une vengeance plus cruelle encore. Ce déchaînement présentait autant de traits archaïques que modernes. Pendant que les Chasseurs noirs sévissaient à l’Est, que leur gestuelle cynégétique se diffusait jusque au sein de la Wehrmacht, un autre type de violence voyait le jour, industriel celui-là, antérieur au développement en Europe de l’agriculture intensive. Dans les camps de concentration, on considérait les humains non pas comme des animaux, mais comme des objets qui, une fois utilisés pour la production de biens, devenaient des déchets à incinérer au plus vite.

Les guerres mondiales ont illustré la difficulté des peuples européens à supporter l’irruption de la modernité. L’impossibilité de concilier celle-ci avec les modes de vie traditionnels provoqua une explosion de violence.

Une légende était répandue naguère parmi les chasseurs des Alpes austro-bavaroises. On racontait qu’une femme sauvage, la Salige, protégeait le gibier blanc. Or Alexandre 1er de Serbie et Rodolphe de Habsbourg (celui de Mayerling) auraient subi une mort violente peu après avoir tué des chamois blancs. Pour le même motif, le destin aurait frappé l’archiduc François-Ferdinand, assassiné à Sarajevo le 28 juin 1914. Aussi supposait-on que la transgression des règles de la chasse avait engendré la catastrophe originelle, la Grande Guerre.

Ce n’est qu’une légende, mais on ne peut se défaire de l’idée que tout se paie. Les peuples européens se sont adonnés à une violence sans nom et aujourd’hui ils tentent de réparer leurs fautes en s’accrochant à des utopies apparemment pacifiques, ennemies des frontières et des limites: antiracisme, antisexisme, animalisme, mondialisme, transhumanisme. Il n’y aura plus ni Allemand, ni Russe; ni animal, ni humain; ni homme, ni femme; ni vivant, ni machine.

Il est vraisemblable que cette uniformisation vertueuse ne sera pas prêchée dans l’esprit de l’apôtre Paul. Les utopies ne reculeront pas devant de nouvelles sortes de violence vengeresse.

L’histoire balance d’excès en excès, entrecoupés de brefs moments de mesure.

 Notes:

1  Le corps de cet article s’inspire de l’ouvrage d’anthropologie historique de Christian Ingrao: Les Chasseurs noirs, la brigade Dirlewanger, Tempus, éditions Perrin, 2006. Ingrao y explore les tréfonds de la guerre et les origines de la violence.

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