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Musiques traditionnelles en Suisse romande

Eloi Chevalier
La Nation n° 2093 30 mars 2018

Remplacée par une culture germanique importée d’outre Sarine, quasi oubliée, la tradition musicale suisse romande ne se porte pas aujourd’hui pour le mieux. Mais qu’est-ce que la musique traditionnelle suisse romande?

Tout d’abord un peu d’histoire.

En 1907, à l’initiative de la Société suisse des Traditions populaires, est créée la commission des chansons populaires de la Suisse romande. Le but de cette commission était de «recueillir dans nos cantons de langue française et de sauver de l’oubli, avant qu’il ne fût trop tard, tout ce que nos populations romandes chantaient encore. Les recherches entreprises […] devaient donc présenter une image fidèle de ce qu’a été autrefois la chanson populaire de la Suisse romande, et de cette manière élever un monument national qui eût une valeur documentaire où l’on pût retrouver plus tard ce qui avait volé de bouche en bouche et s’était transmis de génération en génération, des siècles passés jusqu’à notre époque.»1

Le véritable moteur de cette commission est un certain Arthur Rossat. Né en 1858 à Lausanne, docteur en théologie, il enseigne la littérature française d’abord à Delémont de 1883 à 1893, puis à Bâle jusqu’à sa mort en 1918. Le principal travail d’Arthur Rossat, et c’est pour cette raison qu’il fonde et préside la commission en 1907, sera de parcourir inlassablement le pays romand en allant à la rencontre des habitants, et de collecter, de noter scrupuleusement les paroles et mélodies qu’il entend. Son travail, partiellement publié, forme ce qu’on appelle le Manuscrit Rossat: constitué de 5000 textes et de 4000 mélodies, il constitue seize classeurs à la Bibliothèque Nationale Suisse à Berne, à qui il fut légué par la Société suisse des Traditions populaires après sa mort. Ce colossal travail est resté inachevé et non publié à la mort de son auteur. D’autres chercheurs prendront le relais du professeur Rossat, et publieront quelques ouvrages mineurs. Il reste cependant la principale source de collectage en Suisse romande.

En 1907, président de la commission, Rossat rédige un appel, destiné particulièrement aux ecclésiastiques, aux professeurs, aux instituteurs, aux syndics ou aux maires des communes de Romandie, afin de lancer un processus de collectage à large échelle. Cet appel est tiré à 8000 exemplaires, mais n’a pas les résultats souhaités. On peut comprendre ce manque d’intérêt du public par le fait qu’à cette époque, la transmission orale des chansons et musiques populaires est quasiment terminée. La jeunesse, notamment, montre un profond manque d’intérêt pour ce patrimoine. Arthur Rossat montre du doigt cette tendance dans son ouvrage de 1917: «Quant à nos jeunes, sauf de rares exceptions, ils n’apprennent ni ne connaissent plus les anciennes chansons de leurs pères; le répertoire du café-concert, les gaudrioles parisiennes, les opérettes en vogue, les romances ultra-modernes, voilà les seules choses qu’ils sachent encore… quand ils trouvent le temps de chanter.» Il adviendra à chacun de comparer cette situation avec celle d’aujourd’hui.

La suite, c’est une lente agonie des airs et chansons traditionnelles, quelque peu freinée dans les régions rurales. Au début du XXe siècle, dans le contexte politique que nous connaissons, la volonté politique fut d’effacer les cultures locales au profit d’une culture nationale, jugée plus favorable à l’unité du pays. Cela se traduit de plusieurs manières, par exemple par l’interdiction du patois dans les écoles. La musique n’y fait pas exception, et on tente dans ces années d’imposer à toute la Suisse une culture germanique, commune à certains cantons de Suisse allemande et à l’Autriche. Le Jodel ou l’accordéon schwytzois sont autant d’éléments de cette musique qui sont importés en Suisse romande. Pendant ce temps, le manuscrit Rossat, dormant dans ses classeurs à la BNS, se fait peu à peu oublier. Cette forme d’impérialisme culturel sévit encore aujourd’hui où beaucoup de Romands ignorent leur musique traditionnelle.

La vague folk des années septante marque un regain d’intérêt pour les musiques traditionnelles partout en Europe. Ce mouvement va profondément s’ancrer, et dans certaines régions tirer définitivement hors de la poussière ces musiques, grâce au génie de certains artistes qui, en adaptant les airs anciens aux tendances du moment, arrivent à les faire aimer aux jeunes générations. En Suisse romande cette tendance a bien eu lieu, mais à moindre échelle et elle a rarement dépassé le cadre des milieux folk. La vieille génération particulièrement est restée relativement indifférente, voir méprisante face à cette vague.

Qu’est-ce qu’une musique traditionnelle? Les spécialistes se disputent à ce sujet. Il est toutefois certains critères objectifs qui nous permettent de répondre le plus clairement possible à la question. Elle est de tradition orale: paramètre très important car à partir du moment où elle est fixée sur papier, elle cesse son évolution. Elle voyage beaucoup, de province en province. Elle est associée à une région «organique», et non politique. Il en existe presque toujours plusieurs versions. On ne connait pas son auteur, c’est une œuvre collective, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’a pas d’auteur et qu’elle naît spontanément au sein du peuple, comme aimaient à le croire les romantiques allemands. Au fil du temps, les chansons ont essaimé, se sont répandues dans les différentes classes de la société. Le peuple les a transformées, arrangées, adaptées selon leur degré social de compréhension. Il a pu y introduire des éléments propres à sa région. Bref, au fur et à mesure, ces airs et chansons deviennent la chose de tout le monde. Cette définition exclut donc les œuvres de Jacques Dalcroze, l’abbé Bovet ou Jean Villard Gilles de la musique traditionnelle.

Les travaux de collectage en Suisse romande, notamment ceux, scrupuleux, d’Arthur Rossat, combinés aux collectages effectués plus tôt dans le reste de l’Europe, principalement en francophonie, ont permis de mettre au jour des éléments intéressants.

En effet, une chanson collectée à la fin du XIXe siècle par exemple en Pays de Vaud peut également l’avoir été en Ajoie ou en Gruyère, mais également en Haute Bretagne, en Auvergne, ou en Pays Messin. On trouve donc en France, en Bretagne, en Belgique wallonne, et même au Québec, des versions légèrement différentes mais très proches de presque toutes les chansons recueillies en Suisse romande. Considérant une époque où les moyens de communication ne permettent pas à l’information de voyager rapidement, et le grand nombre de chansons auxquelles on trouve des «sœurs» dans d’autres régions (ce qui exclut le hasard), nous pouvons en tirer une déduction simple et claire: la Suisse romande partage son répertoire traditionnel avec ces régions. Ce n’est pas un postulat, mais bien une vérité scientifique. Le lien est également très fort avec le Piémont (la montferrine par exemple, air à danser très populaire dans les vallées alpestres d’Italie du Nord et de Suisse romande) et la Catalogne. La musique traditionnelle de Suisse romande n’est donc pas suisse, mais fait partie d’un ensemble culturel plus large, dirigé vers l’ouest, correspondant à ce qu’étaient les Gaules au début du Moyen Age.

La connaissance de ce qu’est véritablement la musique traditionnelle romande nous rappelle donc quelles sont nos origines culturelles et avec qui nous partageons notre identité.

Il appartient à tous les Romands conscients de ce patrimoine de le mettre en valeur en réapprenant, en jouant ces airs et en chantant ces chansons.

Notes:

1  ROSSAT, Arthur, Les chansons populaires recueillies dans la Suisse romande, Bâle, Lausanne, 1917.

A lire:

URBAIN, Jacques, La Chanson populaire en Suisse Romande, Edition Revue Musicale de Suisse Romande et Edition de la Thièle, Yverdon, 1977: 76 chansons traditionnelles avec mélodies triées par l’auteur à partir du manuscrit Rossat.

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