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La petite Gauloise

Jacques Perrin
La Nation n° 2093 30 mars 2018

Nous sommes dans une grande ville portuaire de l’Ouest, gérée par des partisans du Bloc patriotique que des moyens pauvres et des retraités en proie aux destins pavillonnaires ont élus. Les filles se prénomment Stacy ou Cindy, les garçons Abdul ou Omar. Il y a même un Abdenour Van der Valk, Flamand converti. Dans la cité des Tours des 800, les femmes sont enturbannées ou emburkinées. Le lycée professionnel et technique en reconstruction est perdu entre l’autoroute de Paris et une immense zone commerciale. Les élèves tentent d’y obtenir un bac pro mécanicien ou un bac pro vente, négociations, prospection et suivi de la clientèle, tandis qu’à Paris les étudiantes passent un mastère en politique internationale, se payant des shots de vodka au prix d’un caddie hebdomadaire dans une supérette discount. Dans le bahut de la cité où sont reléguées les cailleras bourrées d’hormones machistes et peu concernées par les interminables discussions sur la notion de respect, les élèves ont cependant droit à la culture. Le jeune professeur Flavien Dubourg, puceau onaniste cérébral, s’échine à faire découvrir la littérature aux lycéens. Pour meubler le quotidien scolaire d’activités interactives et restructurer l’espace pédagogique, il invite dans sa classe la jolie Alizé Lavaux, auteure jeunesse, spécialiste du genre young adults, en couple avec un intermittent du spectacle. Elle a écrit le Garçon qui aimait les garçons, pour sensibiliser les 12/15 ans.

Pas très loin du lycée pullulent des individus de troisième zone, des chômeurs, une mère abrutie par les antidépresseurs, un imam salafiste, un policier municipal inculte (mais qui lit du Renaud Camus…), des dealers qui veulent s’inscrire dans la logique du marché, un Arabe pédé et camé, utilisé comme indic et menacé d’être balancé sur les réseaux sociaux, une documentaliste passée de la gauche contestataire au Bloc patriotique, un proviseur adjoint sous Prozac, un radicalisé dopé au captagon, un couple adultère de commerciaux en déplacement, des travailleurs détachés roumains et des manœuvres maliens sans papiers. Bref une région enchantée de l’Occident maboul où se côtoient néo-réactionnaires paranoïaques, ados à la sexualité formatée, nihilistes musulmans et indigènes désespérés jadis chrétiens.

Des désordres géopolitiques lointains empuantissent l’atmosphère. Le Président de la République joue les VRP dans une monarchie pétrolière. Une alerte antiterroriste désorganise le lycée.

Telle est la toile de fond du dernier roman de Jérôme Leroy, la petite Gauloise, dont nous ne dévoilerons pas l’intrigue. Au lecteur de jouer!

Nous sommes quelques-uns à la Ligue vaudoise à aimer l’œuvre du prolifique Jérôme Leroy. A une époque où on ne balançait ni les porcs ni les longues nouvelles un peu scabreuses, le soussigné a proposé à une classe la lecture de Big Sister. C’est grâce à la revue Immédiatement (1996-2004), de tendance anarcho-conservatrice, que nous avons fait connaissance de Leroy. Philippe Muray, François Taillandier, Fabrice Hadjadj, Michel Houellebecq et Jean-Claude Michéa y donnaient des articles. Du beau monde…

Jérôme Leroy se dit communiste, mais c’est un drôle de coco qui publie des critiques littéraires dans Causeur et sur divers sites pas gauchistes pour un sou. Il s’est mis au polar plutôt dur. Après le Bloc et l’Ange gardien, il nous offre un troisième livre de la même veine: du sexe cru, de la violence, du goût pour les armes (le Glock 41…), avec un humour qui fait passer la cruauté.

L’essentiel n’est pourtant pas là. Les plaisanteries potaches voilent le tragique. Leroy aime ses personnages ni tout à fait anges, ni tout à fait démons. Le vigile Richard Garcia finira par s’occuper de migrants (on y croit modérément…). Le capitaine de police Mokrane Méguelati aime sa petite famille et meurt pour la République: le bruit de la mer sur les galets lui inspire des méditations vaguement baudelairiennes. Homme du Nord né à Rouen, professeur durant vingt ans dans une zone d’éducation prioritaire de Roubaix, Leroy n’a aucun mépris pour les musulmans qu’il connaît de près. Arabes ou Gaulois, voyous ou flics d’élite, jolies filles ou ratés, bien des figures imaginées par Leroy souffrent dans un pays ennemi de l’art, de la poésie et de la grandeur; certains haïssent la France défigurée des hypermarchés et du business. La nostalgie du monde d’hier affleure. Mokrane, fils d’épicier, se dit: C’est effrayant tout de même ce que le temps passe. Le baby-foot, c’était la France d’avant, l’enfance, une clarté douce sur toutes choses, un goût de Malabar et papa avec son crayon derrière l’oreille. Merde, comment en est-on arrivé là ?

France d’avant contre marché tentaculaire, poésie contre langue française infestée de jargon technocratique et pédagogique, qui ment sans arrêt, nostalgie contre nihilisme, amitié bienveillante contre terrorisme: On ne se demande pas longtemps pourquoi la petite Gauloise, belle blonde aux yeux bleus et au regard vide, sans profil Facebook, qui prend en pitié son professeur bousculé et humilié, aime Rimbaud et écrit un journal de deux mille pages sur des cahiers quadrillés avec de l’encre noire achetée au Relay H du coin, troque soudain, en plein mois de juin, son minishort et son top moulant pour une robe babacool extra-large… 

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