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Des éoliennes au Chasseron? Enterrons-les!

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2097 25 mai 2018

L’action se passe sous l’Occupation. Un général allemand organise un dîner de gala qui doit réunir autour de Göring quelques caciques du régime nazi. Des résistants ont l’idée de convaincre Duprat, le cuisinier du Clos Joli, patron d’une des meilleures tables de France, de mettre du poison  dans les plats. Duprat refuse tout net, pour l’impérieuse raison que ce ne serait pas bon: réjouissante victoire de la civilisation sur la politique1. Le même argument vaut contre l’implantation d’éoliennes au Chasseron – et a fortiori sur toute la crête du Jura: ce ne serait pas beau. Il n’est pas besoin de développer d’autres raisons, celle-ci est suffisante.

En soi, une éolienne n’est pas moche, pas plus qu’une ligne à haute tension. Elle a la beauté des objets dont l’esthétique est dictée par leur fonction: la carène d’un bateau, sculptée par le flux de l’eau, un pont autoroutier qui enjambe avec grâce un vallon, une tour de refroidissement nucléaire, si élégamment cintrée… L’éolienne dégage une certaine séduction par la simplicité de ses éléments: un mât, une hélice. Le nombre peut ajouter à la poésie: il me souvient d’avoir admiré en avion, à 8000 mètres au-dessus de la Castille, un bouquet de dizaines de moulins modernes que n’attaquait plus aucun don Quichotte. Le rythme lent et désordonné de ces pétales brillants, au milieu d’un plateau désertique et brûlé, semblait vouloir dissiper la pesanteur du soleil et la solitude des rocs. Molinos y piedras.

Tout cela est bien beau, mais de loin. Les grandes réalisations de la modernité s’admirent souvent à distance et ne supportent pas la proximité. Au pied de la pile d’un pont routier, il n’y a rien à voir. Le voisinage d’une tour de refroidissement est sinistre. A côté d’une éolienne, on a la même impression d’accablement. Ces réalisations ne sont pas à la taille de l’homme. Elles sont le produit de la démesure de notre société industrielle et technocratique. La cathédrale de Chartres est belle de près comme de loin; et Gösgen n’aura jamais son Charles Péguy.

Dans les pays aux vastes espaces horizontaux venteux disponibles, les éoliennes peuvent animer un paysage mort. Chez nous, où toutes les beautés naturelles sont concentrées, où l’espace vital est mesuré, leur présence est insensée. A cette pollution visuelle s’ajoute la pollution sonore. Le bruit du vent dans les feuillages ou dans les ruines d’un château, c’est de la musique. Dans les pales d’une éolienne, c’est un grondement infernal.

J’imagine le pire: le lobby pro-éoliennes l’a emporté et ces maudits moulins occupent le Jura de la Vallée de Joux jusqu’au Creux du Van et au-delà. Heureusement, les citoyens se sont réveillés et ont exigé la création d’un Tribunal spécial pour juger les criminels destructeurs de nos plus beaux paysages.

Le président:

– Accusé, levez-vous. Vous reconnaissez être le principal promoteur du parc éolien qui étale ses ravages de la Dôle à Soleure.

– Oui, Monsieur le président.

– Vous avez manipulé les intérêts contradictoires d’associations verdâtres, de politiciens crédules ou peu scrupuleux, et d’industriels margoulins, pour votre profit personnel.

– Je…

– Silence! Vous avez ruiné le tourisme jurassien. Le tintamarre de vos odieuses machines a fait fuir les troupeaux qui refusent de paître en altitude. Même les loups et les lynx se réfugient désormais en plaine, menaçant les enfants des écoles jusque dans les préaux. L’industrie fromagère périclite. Vous êtes responsable de la dépression nerveuse de plusieurs exploitants d’alpages. La plupart des chalets ont dû être abandonnés. Vous le reconnaissez?

– Nous n’avons jamais voulu cela.

– C’est un peu tard pour vous en rendre compte. Vous êtes responsable de la disparition des faucons, des milans, des buses, des grands corbeaux, des chauves-souris, découpés en rondelles par vos funestes couteaux. Vous êtes responsable du suicide du dernier tenancier de l’hôtel du Chasseron.

– Comme je regrette ce gâchis.

– Il fallait y penser avant. Mais compte tenu de votre repentir qui semble sincère, vous êtes assigné à résidence pendant une année à l’hôtel du Chasseron, désormais désaffecté.

– Pitié, Monsieur le président, plutôt le Bois Mermet ou Bochuz!

– Soyez  reconnaissant que la clémence du Tribunal vous ait épargné le supplice de la pale.

– Le pal? Quelle horreur!

– La pale, ignorant. Nous ne sommes pas des barbares. Il s’agit d’une version adaptée de l’antique supplice de la roue. Le condamné est attaché à l’extrémité d’une pale. S’il survit après 24 heures de rotation, il est libre. Gardes, emmenez l’accusé.

Notes:

1  Romain Gary, Les cerfs-volants, Folio 1467, p. 235-236.

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