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Peut-on comprendre le nazisme?

Jacques Perrin
La Nation n° 2097 25 mai 2018

Johann Chapoutot est avec Christian Ingrao l’un des meilleurs spécialistes français de l’histoire du nazisme.

A la fin d’une conférence visible sur Youtube, un auditeur reproche à Chapoutot d’avoir un parti pris… contre les nazis. L’historien se dit rassuré: d’habitude on lui adresse l’accusation inverse, celle d’avoir trop d’empathie pour son sujet au point de paraître excuser le nazisme. Naguère, nous avions fait le même constat à propos du livre de Youri Slezkine, Le Siècle juif, l’auteur étant qualifié tantôt d’antisémite tantôt de philosémite invétéré.

Nous croyons que ces reproches contradictoires augurent chez l’historien d’une certaine objectivité et d’une conception juste de son métier d’enquêteur.

Le titre de la conférence de Chapoutot est «Peut-on faire l’histoire du nazisme?». La réponse est évidemment «oui»: la production historiographique sur ce thème compte 40’000 ouvrages.

Pour préciser le sens de la question, Chapoutot explique que l’histoire est analogue à une enquête menée par un juge d’instruction. Il s’agit d’abord d’établir les faits. Dans le cas du nazisme, vu l’abondance des archives et la facilité d’y accéder, les historiens ont réalisé correctement ce travail, mais leur tâche ne s’arrête pas là. Il faut encore essayer de comprendre l’enchaînement des faits et leurs causes. L’affaire se complique. Que veut dire «comprendre»? Le mot est ambigu. Il signifie à la fois «prendre avec», «embrasser» un problème sous tous ses aspects, et «excuser»; quand nous disons à une personne fautive «je te comprends», nous lui accordons implicitement notre pardon. Or on nous répète avec raison qu’«expliquer» et «comprendre» ne sont pas «excuser», ni pour un enquêteur ni pour un journaliste. Chapoutot démonte les ressorts du nazisme sans juger celui-ci d’un point de vue moral, ce n’est pas son rôle. Seulement, la compréhension fine qu’il témoigne pour le thème de son étude – un historien doit aimer son sujet selon le célèbre spécialiste de l’Antiquité Henri-Irénée Marrou – laisse penser qu’il approuve les nazis. Même le jury d’habilitation de Chapoutot disait ne plus savoir très bien où se situait le candidat…

Selon Chapoutot, l’historien doit «contextualiser» les événements, les replacer dans le cadre de la période qu’il étudie, les saisir avec les catégories mentales de l’époque envisagée, autrement dit ne pas commettre d’anachronisme. Si l’historien essaie de comprendre les actes de Caligula ou de Néron, les rois thaumaturges, les procès d’animaux ou l’excommunication des sauterelles, il adoptera les perspectives religieuses, intellectuelles ou affectives des époques concernées. Il évitera de plaquer sur les faits un rationalisme humanitaire postérieur aux événements, et de qualifier les personnes impliquées de «folles», «monstrueuses» ou «stupides».

Chapoutot s’efforce d’étudier le nazisme selon ces règles-là. Cela ne va pas de soi. Les historiens ont souvent pensé le nazisme comme «l’exception qui confirme la règle». La règle est que l’Europe est entrée depuis les Lumières dans un processus de civilisation, qu’elle avance vers «toujours plus» d’émancipation, d’égalité, d’universalité et de maîtrise. Le nazisme ne serait qu’un retour épisodique à la barbarie des temps anciens, une anomalie archaïque, à peine digne d’être mentionnée si elle n’avait fait tant de victimes. Chapoutot remarque que le sociologue allemand Norbert Elias, dans son étude intitulée La Civilisation des mœurs, ne parle ni de la Grande Guerre, qu’il a faite, ni du nazisme qu’il a subi en tant que Juif. Le grand récit des Lumières doit se poursuivre malgré quelques anicroches «négligeables».

Pour Chapoutot au contraire, toute la civilisation européenne est solidaire du nazisme. Celui-ci s’est développé dans un pays parmi les mieux éduqués. Il offre une série de réponses aux crises de la modernité, économique, sociale, et démographique, particulièrement insupportables aux Allemands. Entre 1870 et 1920, l’Allemagne a subi une mutation cataclysmique, voyant sa population augmenter de 67%. Aucun des traits du nazisme n’est cependant spécifiquement germanique: ni le nationalisme, ni le racisme, ni l’antisémitisme, ni le colonialisme, ni le militarisme ou le darwinisme social. Faire l’histoire du nazisme, c’est faire celle de l’Europe. Il ne s’est pas imposé seulement par la matraque et la propagande, il a trouvé un terreau fertile en Allemagne et presque dans tous les pays d’Europe, qui ont fourni abondance de collaborateurs. Le nazisme séduit les Allemands jusqu’en 1945, y compris des gens éclairés. Le discours nazi donne un sens aux souffrances du peuple allemand à l’issue de la Grande Guerre, lui permettant de faire le deuil de 2’500’000 personnes (1’800’000 combattants et 700’000 civils morts de privations).

Chapoutot insiste sur le fait qu’on ne comprend rien à la faveur dont a joui le nazisme si on l’envisage à partir de l’horreur que les camps nazis nous inspirent. La Shoah ne résulte pas d’une volonté d’extermination déjà contenue dans les premières esquisses de l’idéologie nazie. Cette idéologie a évolué. Faire l’histoire consiste aussi à saisir les faits dans une chronologie. Même sur une période brève (1919-1945), on constate des changements. Etre nazi n’est pas la même chose en 1923, 1933, 1938, 1941 ou 1945. De même, l’antisémite de 1930 n’est pas comparable à celui de 2018, informé par l’histoire, la Shoah ayant eu lieu.

L’idéologie nazie se constitue après la Grande Guerre qui se termine pour les Allemands par l’écroulement de toutes les causes pour lesquelles ils se sont battus: Kaiser, Gott, Vaterland. L’empereur Guillaume a fui en Hollande; le pays subit à son tour une déchristianisation profonde; la patrie menace de disparaître, occupée à l’Ouest par les alliés, ravagée par les prodromes de la guerre civile, en proie à la famine et humiliée par le traité de Versailles (Chapoutot est aussi sévère que Bainville à l’égard de ce traité néfaste…). A l’Ouest, l’armée allemande s’est retirée avec le sentiment de ne pas avoir été véritablement battue; à l’Est, elle a vaincu et le traité de Brest-Litovsk lui a profité. Versailles va la priver de cette victoire-ci. Le Reich perd toutes ses colonies et 15% de son territoire, les voies navigables et les brevets sont internationalisés, des milliards de marks-or sont à verser jusqu’en 1988, des soviets risquent de prendre le pouvoir dans certains Länder, des révoltes frumentaires éclatent – Hitler fera le serment de nourrir les Allemands en toutes circonstances et tiendra sa promesse jusqu’en 1945. L’idéologie s’offre comme contrepoids à cet effondrement. L’épitaphe des SA et des SS morts dans les combats de rue dit en une langue à consonance archaïque: Er starb, auf daß Deutschland lebe. L’homme se bat (et la femme accouche) pour que l’Allemagne vive.

Oui, il est possible de comprendre le nazisme, mais cela comporte un coût psychique pour un historien tel Chapoutot, proclamant l’universalité du genre humain, l’égalité des hommes et de leurs droits. Il doit s’arracher à ses principes et à sa sensibilité. Ce déchirement intime conduit à des réflexions sur l’objectivité en histoire. C’est un autre sujet.

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