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L’insoutenable légèreté du Conseil d’État

Jean-François Cavin
La Nation n° 2099 22 juin 2018

Le Conseil d’État vient de proposer au Grand Conseil d’accepter une proposition du député Jean-Michel Dolivo; il demande que le Canton de Vaud fasse usage de son droit d’initiative  législative fédérale (adressée aux Chambres) pour que les cantons puissent agir sur le plan administratif en matière d’égalité de traitement des femmes et des hommes dans le monde du travail. Voici le texte de l’initiative proposée:

L’Assemblée fédérale révise la législation fédérale afin de permettre aux cantons de contrôler le respect par les employeurs du principe d’égalité de traitement entre femmes et hommes, notamment sur le plan salarial.

L’Assemblée fédérale révise la législation fédérale afin de permettre aux cantons de sanctionner les employeurs qui contreviennent au principe d’égalité de traitement entre femmes et hommes.

Le Conseil d’État approuve cette démarche en motivant très brièvement son choix:

–  les actions judiciaires civiles – ouvertes actuellement aux salariées et salariés pour faire reconnaître l’illicéité d’une inégalité – sont peu utilisées;

–  en matière de travail au noir et de dumping salarial, les commissions tripartites et l’inspection du travail étatique opèrent des contrôles dans la perspective de la lutte contre la concurrence déloyale; pourquoi ne pas faire de même en matière d’inégalité entre les sexes?

–  selon certains sondages, une majorité d’employeurs seraient favorables à des contrôles.

Balayons d’abord l’argument fédéraliste, pour le cas où des faux frères prétendraient l’invoquer puisque le texte en cause augmente les droits des cantons. La souveraineté cantonale, c’est la liberté de légiférer ou de ne pas légiférer. Ce n’est pas le fédéralisme à sens unique (que M. Maillard affectionne aussi en matière de santé) autorisant les cantons à être seulement plus étatistes que la Berne fédérale. Nous entrerions en matière sur une proposition conférant aux Cantons le droit de contrôler les employeurs, mais aussi d’ignorer les contraintes que le droit fédéral leur impose à propos de l’égalité salariale.

Ensuite, cette égalité salariale, qui semble être une évidence, pose des problèmes pas aussi simples qu’on le croirait à première vue. Voyons quelques cas.

Isidore, dont les compétences sont certaines et dont l’entreprise qui le recrute a absolument besoin, annonce des prétentions élevées. L’employeur l’engage à un salaire supérieur à celui de Clémentine, de Jacques, de Robert et de Charles, qui remplissent tous la même fonction, avec l’intention d’harmoniser les choses sur la durée. Si l’inspecteur, survenant juste après l’embauche, oblige le patron à augmenter le salaire de Clémentine, il faudra aussi augmenter celui des trois hommes. Et le patron sera peut-être mis à l’amende.

Rosette, aux prétentions modestes et d’ailleurs aux capacités incertaines, est engagée à un salaire inférieur aux usages de l’entreprise. Elle s’en contente, et l’employeur, bon type, la garde à son service malgré la piètre qualité de ses prestations, car elle nourrit une famille monoparentale; il renonce à faire du caporalisme en constituant un dossier à charge de Rosette, répertoriant ses insuffisances. L’inspecteur passe, n’est pas en mesure d’apprécier la qualité du travail sauf enquête semant le trouble dans la maison, et sanctionne.

Ursula, qualifiée, est une battante qui revendique périodiquement des hausses de rémunération et les obtient; son collègue Anatole, tout aussi qualifié, est un célibataire tranquille content de son sort et bénéficie d’adaptations salariales périodiques qui le satisfont, moindres toutefois que celles accordées à Ursula. L’inspecteur bousculera ce modus vivendi.

Et il n’y a pas que la paie, si l’on lit bien le texte de l’initiative: notamment… Un poste de cadre est à repourvoir. Le patron préfère Anatole, qui voit les choses de façon plus calme et plus large qu’Ursula. Mais il n’y a pas de femme dans l’encadrement de ce service. L’inspecteur nommera à la place de l’employeur.

Ces cas, c’est la vie réelle des entreprises, qui ne sont pas des administrations aux statuts salariaux rigides et aux nominations hiérarchiques mécaniques. Pour en rester à l’égalité salariale, dont certaines méthodes d’analyse (d’ailleurs contestables) permettent de vérifier plus ou moins l’application dans les grandes entreprises sur une base statistique, elle se heurte ailleurs à la diversité des situations, des capacités, des forces du marché – déterminantes dès qu’on considère les cas individuels. En un mot, elle se heurte à la liberté contractuelle, principe fondamental de l’ordre juridique dans le domaine des rapports privés. Voilà bien le fond du sac: le contrôle administratif des salaires (qui, comme on a vu dans le cas d’Isidore, peut très bien s’étendre au-delà de l’inégalité entre les sexes) et la nomination des cadres par l’État sont radicalement incompatibles avec la liberté contractuelle.

Grave question! Qu’en pense le Conseil d’État? Rien. Le léger bavardage de son exposé des motifs part implicitement de l’idée qu’il lui appartient de mettre son nez partout, dans une économie fonctionnarisée. Que cela corresponde parfaitement aux idées de M. Dolivo, soit; mais le gouvernement? Et quand ce dernier s’interroge, selon le rituel, sur les conséquences de la proposition sur les finances, sur l’environnement, sur le rapport au droit européen, etc., il ne considère que l’initiative en elle-même jusqu’à son dépôt aux Chambres – et jusque là, il n’y a évidemment de conséquence que sur l’ordre du jour parlementaire. Mais si l’on s’interroge sur la mise en œuvre, dans le Canton de Vaud, des mesures prônées par M. Dolivo et ses séides du Château, peut-on vraiment écrire, quant aux effets sur la simplification administrative: «néant», alors qu’il faudra tout un appareil; quant aux effets sur la protection des données: «néant», alors que les entreprises devront dévoiler tous leurs salaires et leurs appréciations des aptitudes; quant aux effets sur les charges financières: «néant», alors qu’il faudra payer les inspecteurs? «Néant»: c’est finalement la valeur du texte officiel.

Quel accueil le Grand Conseil fera-t-il à ce brouillon bâclé? Il est moins à gauche que le Conseil d’État, et la proportion des femmes (qui ne sont d’ailleurs pas forcément d’accord avec l’extrémiste  Dolivo, mais on sait qu’elles peinent à se distancier du tout-venant féministe) y est moindre. Tout dépendra de la cohésion du PLR. Ses conseillers d’État étant neutralisés par la collégialité (?), il importe que ses vedettes raisonnables du genre féminin, Mme Moret, Mme Gross, Mme Luisier, Mme Labouchère, Mme Byrne Garelli et d’autres encore, fassent front pour mettre à l’aise la direction du parti et du groupe. Après tout, il n’est pas inscrit dans les objectifs prioritaires de la législature que l’État s’acharne à harceler les entreprises.

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