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La grande encyclopédie de Vevey et Montreux

Bertil Galland
La Nation n° 2100 6 juillet 2018

Le Pays de Vaud nous attache par la couronne animée de ses bonnes villes. Leur diversité réjouit. Elle s’avive de la beauté, parfois suprême, de leurs sites. Il advint que l’un d’eux émut le monde. Dans l’histoire universelle des arts et des sentiments, ni Lausanne ni les mentalités régionales n’ont joué grand rôle en cette occurrence. Mais un charme singulier, soudain, enroba d’un cocon paysager nos petitesses locales et la destinée du Canton s’étoila de ses richesses périphériques. La géographie a joué des contrastes à l’Est du Léman. L’eau comme jamais ailleurs en Europe, la barrière alpine vers l’Italie, les vignes, prairies et pentes raides de l’arrière-pays dans une lumière du Sud. Ce lieu exerça une séduction qui fit date. Vient de paraître sur elle un ample ouvrage, une somme, bref une encyclopédie régionale de 500 pages, aux Éditions Infolio à Gollion.

Cette publication a donc pour sujet les liens fulgurants et féconds de ce petit territoire avec une évolution des idées, des techniques, des attitudes et des goûts qui a transformé l’Europe dès le XVIIIe siècle. Titre du livre: Entre arts et lettres. Je me serais attendu à une mise en évidence de Vevey et Montreux, mais sur la couverture reliée les noms de ces deux villes sont discrètement unis en sous-titre dans un camaïeu bleu, lémanique et plongeant, dû au pinceau de Félix Vallotton, avec cette précision: Trois siècles de rayonnement culturel. Le développement des communications par rail, une passion du voyage qui passa de l’élite à la foule et une nouvelle approche de l’esthétique ont non seulement réveillé Vevey, ancien petit port romain rêveur, mais fait surgir brusquement Montreux, voisine rivale et bousculante. Cette ville est née au XIXe siècle au bord du Léman, sous une pente raide, en aval d’un vieux pont de pierre aux Planches, arche qui franchissait une gorge effrayante, entourée de vignes, de forêts et d’une douzaine de hameaux.

L’un d’eux s’appelait Clarens. Une prairie y fut choisie par Rousseau comme théâtre d’une histoire d’amour fictive, qui aurait pu tout aussi bien se passer en Italie, mais comme La Nouvelle Héloïse fut l’un des plus grands succès de l’édition européenne, connecté à une mutation radicale de notre conception de l’homme, de ses plaisirs, de ses priorités, de sa manière de chérir une femme et de s’exprimer en pleine nature, on vit ce qui s’appellera plus tard la Riviera vaudoise se convertir en lieu de pèlerinages laïques. Survinrent ou s’établirent en ces deux villes, souvent en voyage pour Florence ou Rome, d’éminents écrivains et peintres de Londres, Paris, l’Allemagne ou Saint-Pétersbourg, publiant à leur tour sur Rousseau et ce Haut-Lac, tels Byron ou Shelley qui firent monter par leurs poèmes la vague romantique.

Ces faits sont connus de tous, comme la décision de Charlie Chaplin, en 1952, de s’établir au Manoir de Ban pour le restant de son existence. Ou la présence constante, entre Vevey et Villeneuve, de la plus haute musique, de la peinture, de romanciers en toutes langues, de célébrités du jazz et du cinéma, de notables voix françaises de gauche et de droite, de Romain Rolland à Paul Morand, de patriotes polonais, laissant leurs témoignages, le souvenir de concerts historiques, leurs demeures, des monuments, des plaques commémoratives et statues fétiches, l’écho de maintes anecdotes, et l’on aligne les noms de Furtwängler, Clara Haskil, Mendelssohn, Courbet, Kokoschka, Le Corbusier, Dostoïevski, Tolstoï, Karamzine, Gogol, François Nourissier, Nabokov, Fitzgerald et Hemingway, et pour Montreux les plus grands noms de la trompette et des rythmes.

Ce qui manquait, c’était l’ouvrage qui non seulement déploie, après inventaire et vérification, la saga des deux villes, comme pôle culturel mondial, mais s’interroge sur l’apport de la région par son propre fonds, fût-il beaucoup plus modeste, et en réaction locale à tant d’illustres visiteurs. Une surabondance de récits, d’on-dit, de mythes, de déclarations politiques nourrit à ce sujet le débat quotidien. Les propos vont d’un cosmopolitisme flatteur et vague à des comportements municipaux infiniment éloignés des grands esprits qui hantent encore ces rivages. Il faut donc féliciter le petit groupe de chercheurs qui aujourd’hui, avec l’appui de deux fondations veveysanes pour les arts, offrent à la population le savoir vérifié et la systématique d’un bel et copieux ouvrage de référence. Ses contributeurs ont été multiples, mais ces pages ont été conçues, écrites et signées en titre par David Auberson et Ariane Devanthéry, fortement assistés par Yves Gerhard avec son expérience de l’Encyclopédie vaudoise et Yves Guignard, formé à Bâle, voué à l’étude de la peinture, qui eut le souci de magnifier les illustrations par des œuvres de collection jamais reproduites auparavant.

Les deux premiers auteurs doivent leurs méthodes et leur savoir à l’abondance des recherches de l’Université de Lausanne et de l’EPFL dans son École d’architecture. Ces travaux se sont focalisés depuis un demi-siècle sur les arts et les développements culturels, jusqu’aux plus contemporains et situés dans notre propre pays. A Dorigny, des instituts actifs et nombre de mémoires de licence ont éclairé les arts, les lettres romandes, l’histoire du tourisme ou la construction urbaine, domaine où Montreux illustra l’invasion d’un territoire idyllique par la monumentalité des palaces. On ressent la solidité de cette assise scientifique dans la présentation d’un microcosme par un ensemble de milieux culturels.

L’apport informatif de ce demi-millier de pages, sur l’histoire artistique d’un rivage de 15 kilomètres, offre aux grognons l’occasion de déplorer soit de trop longues énumérations, soit des perspectives tronquées ou l’omission de tel nom, tel événement, tel lieu. Mais louons cette publication d’avoir conféré vie, ordonnance et solidité factuelle à un phénomène stupéfiant. Quelle avancée ce livre accomplit en dépassant, sur Vevey-Montreux, le stade d’idées reçues, disparates et amollies! Salut aux artistes qui agonisaient en noms de rues ou sur plaques commémoratives! Silence à ceux qui ne faisaient de tout cela que rhétorique, nostalgie, bonnes histoires et cancans, ou à ceux qui exploitent une fierté régionale pour leur petit commerce! Expansion d’un savoir qui n’était qu’une mémoire à trous ou dada d’érudits! Justice rendue à ceux qui ont mis leur énergie dans les musées et sauvé des archives! Prise de conscience d’un passé. Il pose des exigences à des municipalités en déroute. Il offre un diapason aux joyeux innovateurs.

Deux piliers splendides, dans ce gros ouvrage bleu fauve, assurent le plaisir des lecteurs qui naît dès l’ouverture du volume. L’iconographie offre renouvellement, surprises et beaucoup d’enchantements après tout ce qu’on avait déjà vu sur ces gens et ces lieux célèbres, ou les Fêtes des Vignerons d’hier. Du côté de nos grands peintres paysagers, une véritable réhabilitation est réservée par exemple à Alfred Chavannes. Je n’avais jamais admiré, venue d’un musée bernois, sa vue plongeante sur Chillon et les Dents du Midi. J’ai découvert les papillons que, partant de Montreux, allait chasser Vladimir Nabokov.

L’autre apport majeur de ce livre, ce sont des écrits de la plume d’écrivains très inspirés par Vevey et Montreux, réunis comme une anthologie élégamment fondue tout au long du texte principal. Ils offrent les plus vifs plaisirs de lecture, à commencer par Rousseau lui-même, à la source de tout le mouvement que traite cette publication. Son génie, qui fut absolument neuf par sa netteté de langue et sa fraîcheur de sentiment, émut le monde et nous touche encore, en ce portrait d’une femme née à Vevey, Madame de Warens, extrait des Confessions:

«Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.»

Référence:

Entre arts et lettres, Trois siècles de rayonnement culturel autour de Vevey et de Montreux, par David Auberson, Ariane Devanthéry, Yves Gerhard, Yves Guignard, Éditions Infolio.

 

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