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Ce que peuple veut

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2102 3 août 2018

Qu’est-ce que cela signifie, «la volonté du peuple»? La volonté n’est-elle pas une affaire personnelle? En règle générale, la volonté du peuple est celle du gouvernement en tant qu’il interprète les besoins populaires. Mais il arrive, en particulier en Suisse, que la volonté populaire s’exprime contre celle du gouvernement.

La volonté suppose l’unité de celui qui veut. Même la théorie rousseauiste de la volonté générale, logique dans son absurdité, repose sur l’unanimité. Qu’est-ce donc que l’unité d’un peuple? En d’autres termes, en quoi sa «volonté» est-elle plus que le résultat du choc aléatoire des volontés et des passions individuelles?

Chaque individu partage, avec le peuple dont il fait partie, une langue et une façon de la parler, une histoire politique et des histoires personnelles, des institutions polies par le temps, des sociétés professionnelles, savantes ou festives, des traditions religieuses, associatives ou folkloriques, ainsi que les liens de toutes sortes qui les rattachent les unes aux autres. Ce sont des manières d’être et de faire qui se créent et se fixent au fil du temps. Là est le fond de l’unité du peuple.

Celle-ci se renforce de la conscience et de la connaissance qu’il a de lui-même, par l’enseignement de son histoire, de sa géographie, de sa culture. C’est aussi l’apport précieux et souvent méprisé de la littérature populaire «régionaliste», où le natif retrouve les impressions et les sentiments qui ont, dès l’enfance, imprégné et structuré sa personnalité.

La volonté du peuple se dessine aussi à travers celle du citoyen ordinaire qui envisage la politique à partir de son quotidien: il exige de l’Etat, comme de lui-même, bon sens, souci de l’ordre, de la sécurité à long terme, de la paix sociale et du travail bien fait, équilibre dans les finances, refus des engagements aventureux. Ce pragmatisme apporte un correctif, parfois un peu court, aux prises de tête des politiciens qu’excite la détention d’une parcelle de pouvoir et qu’assoupit l’ambiance parlementaro-corporative de la Berne fédérale, des compartiments de première et des connivences de fin de soirée. Le peuple est la quille du char de l’Etat.

On dit que le peuple est conservateur. Disons qu’il l’est en général un peu plus que ses autorités. On le lui reproche. C’est à tort, car ce conservatisme spontané tend à préserver, contre le désordre inconnu, des réalités sociales et institutionnelles éprouvées qui lui sont une source de stabilité, de lisibilité, de prévisibilité. La volonté du peuple est la volonté de chaque individu en tant qu’elle vise la préservation de ce bien collectif. Le peuple veut à travers les volontés libres des personnes orientées par le bien commun.

Ce conservatisme naturel rappelle au politicien que le rythme d’une société, qui compte en générations, est cinq fois plus lent que celui du régime, qui compte en législatures, et qu’en substituant l’un à l’autre, on casse la réalité. Pour s’en convaincre, il n’est que de voir les réformes à la fois précipitées et interminables – interminables parce que précipitées – de l’école et de l’Eglise.

La volonté du peuple n’est pas, comme semblent le penser certains démocrates extrêmes, l’expression mystique de la vérité politique absolue. Moyen terme entre la volonté formulée de l’individu et la volonté aveugle de la nature, elle exerce surtout une influence composée de bon sens, de pondération et de rappel de la réalité. Cet apport vital justifie l’existence de la démocratie directe et le caractère contraignant des décisions populaires qui en découlent.

Il faut toutefois bien reconnaître que l’âme du citoyen n’est pas imperméable à l’idéologie dominante et que le peuple ne se distingue pas des «élites» autant que les populistes aiment le penser.

De plus, l’électeur moyen ne s’attache pas à l’exactitude du texte qu’on soumet à son vote, ni à ses effets prévisibles directs ou indirects, mais au sentiment d’ensemble qu’il lui inspire. Cette imprécision permet de le tromper et d’obtenir son assentiment à des projets inacceptables. Il suffit d’exacerber certains sentiments, parfois fondés, et de les transformer en passions exclusives, de focaliser son attention sur des slogans simplificateurs ou de dissimuler la pauvreté du texte derrière la grandeur des intentions du législateur.

Pour le politicien, il y a deux manières de traiter mal la volonté du peuple. La première est de mépriser, comme ridicule ou amoral, son attachement obstiné à une appartenance commune, aux usages et habitudes qui l’expriment et aux frontières qui la protègent. La seconde est d’abuser de cet attachement, de le pousser à l’excès pour l’utiliser comme un marchepied vers le pouvoir.

La volonté du peuple vaut ce que vaut le peuple. Au fur et à mesure que s’effrite le ciment de la conscience collective, des souvenirs communs, du respect des mœurs et du bon sens partagé, c’est le peuple lui-même qui disparaît pour faire place à une masse informe. Et la masse n’a pas de volonté.

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