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On nous écrit

Jean-Blaise RochatOn nous écrit
La Nation n° 2112 21 décembre 2018

M. Pierre-Alain Tissot, lecteur fidèle, nous adresse un courrier à propos de l’article du 23 novembre dernier intitulé «Les peuples qui digèrent leur histoire et les autres». 

Sujet très intéressant et je vous suis volontiers sur l’Italie de Mussolini et l’Espagne de Franco ; par contre je nuancerai quelque peu votre appréciation sur la volonté du président Poutine « d’assumer tout le passé du pays et de le glorifier à travers ses réalisations. »

En effet, il semble bien que le régime de M. Poutine ait une fâcheuse tendance à minimiser, voire effacer, certaines périodes tragiques et peu glorieuses pour la Russie. 

En témoigne l’emprisonnement de l’historien Iouri Dmitriev pendant plus d’un an, sous de fausses accusations, libéré sous contrôle judiciaire, le 27 janvier 2018, faute de preuves. Iouri Dmitriev dérange le Kremlin parce qu’il a, en 1997, découvert le charnier de Sandormokh, en Carélie, et y a établi la liste de 6214 noms de victimes de la Grande Terreur qui y sont enfouies. Iouri Dmitriev a aussi le tort, aux yeux du pouvoir russe, d’être membre de l’association internationale Memorial. 

Sources:

–  Le Temps du 15 août 2017 «Le Kremlin réduit au silence les pourfendeurs de Staline». 

–  Tomasz Kiszny, La Grande Terreur, éditions Noir sur Blanc, 2013, p. 384.

Iouri Alekseïevitch Dmitriev : « Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces. Il devrait avoir une tombe. Les êtres humains se distinguent en cela des papillons. Les papillons vivent brièvement et n’ont pas de mémoire, les hommes vivent longtemps et se souviennent. Ils devraient se souvenir. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population. »

Commentaire:

Les arrestations à répétition de l’historien Iouri Dmitriev – la dernière date de juin 2018! – sont indignes et méprisables. Les nouvelles accusations font état de pédophilie et de détention illégale d’armes. (Réalité: photo de sa fille pour le médecin et pétoire H.S.). Ce spécialiste de la Terreur stalinienne dérange. Sans lui et d’autres chercheurs, le bouleversant livre de Kiszny que M. Tissot mentionne n’existerait pas. Sur ce point, nous sommes d’accord: la recherche historique doit être libre, de même que le militantisme pour la réhabilitation des victimes du totalitarisme communiste. Je suis prêt à signer une pétition pour la libération de Dimitriev.

Sur le deuxième point, nous sommes aussi d’accord pour constater que Poutine cherche à masquer et à minimiser les périodes sombres de la Russie, et surtout de l’URSS. Poutine n’est pas historien, il fait de la politique. Comment gérer un passé chargé de lourdes tragédies, d’abominations irrémissibles? Pour ne prendre que l’exemple des grandes purges de 1937-1938, on estime les victimes à 1 500 000 dont la moitié ont été exécutées, les autres envoyées au goulag, avec un espoir modéré d’en sortir vivant. Il est bon que des historiens établissent ces faits et les interprètent. Il est bon que les victimes soient honorées à l’instar de celles de la Grande Guerre patriotique. Ce sont des blessures terribles, sans remède, que seul le temps cicatrise.

Nous autres Occidentaux sommes abreuvés du discours sur le «devoir de mémoire» à fonction éducative, afin que les horreurs du passé ne se reproduisent pas. Poutine choisit une autre voie: le devoir d’oubli pour le pire, et le devoir de mémoire pour le meilleur. Cette manière est peut-être discutable sur le plan moral, mais elle est politiquement prudente et constructive, parce qu’ elle s’inscrit dans la logique des choses. Les exactions du stalinisme sont une affaire intérieure, une affaire de famille. Contrairement au nazisme, il n’y a pas de comptes à rendre au niveau planétaire, ce qui simplifie l’appréhension du problème. La victoire de 1945 a masqué les crimes du Petit Père des peuples. Malgré la déstalinisation, les décennies suivantes ont déposé une lourde chape sur la réalité du communisme vécu avant la guerre. Aujourd’hui, les proches des victimes sont en voie de disparition et la génération actuelle nourrit d’autres priorités que de mettre au jour des charniers. C’est triste, voire impie, mais c’est ainsi.

Le gouvernement actuel n’a pas l’intention de réhabiliter Staline, mais d’inscrire cette période comme une épreuve collective dont le peuple russe serait sorti grandi. Que Poutine veuille contrôler le passé pour mieux diriger l’avenir montre qu’il est un politicien avisé et qu’il procède exactement comme ses pairs occidentaux quand il s’agit d’instrumentaliser l’histoire; toutefois il le fait avec d’autres visées, d’autres critères et dans un contexte très différent du nôtre.  Ses principes ont un exemple illustre chez un souverain révéré: Henri IV. Pour fonder la paix en son royaume, après les guerres de religion, il exige, dans le fameux Edit de Nantes «que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre […] demeurera éteinte et assoupie, comme de choses non advenues.»

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