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Qu’est-ce qui nous sépare?

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2115 1er février 2019

L’un de vos amis refuse obstinément de s’abonner à La Nation. Quand vous lui demandez d’en lire un article en particulier (que vous lui envoyez sous pli fermé), il le fait, mais du bout des yeux et sans jamais déborder sur l’article d’à côté. Il trouverait dans vos Entretiens hebdomadaires de riches occasions de débattre sur des sujets qui lui tiennent à cœur. Mais il n’y met pas les pieds. Répétons-le, il s’agit d’un ami: il vous fréquente depuis assez longtemps pour savoir que vous n’êtes pas un individualiste libéral, ni un idéologue du nationalisme. Il a pu constater que votre refus de participer aux élections ainsi que vos critiques théoriques et pratiques de la démocratie ne vous empêchent pas de respecter les lois, même celles que vous avez combattues en référendum. Il vous accordera même, en fin de soirée, que la Ligue vaudoise n’a d’autre préoccupation que celle du bien commun.

Mais rien n’y fait: tout ce qui touche à la Ligue lui cause un malaise de principe. La fissure qui vous sépare est imperceptible, mais sa profondeur est vertigineuse.

Le rejet n’est jamais formulé expressément. C’est un regard un peu fuyant quand certaines questions politiques sont abordées, une moue de réprobation muette et butée quand il vous voit dans le «mauvais» camp lors d’un vote controversé, un refus embarrassé d’entrer dans le jeu de l’argumentation, comme s’il craignait, non d’être convaincu, mais d’être contaminé.

Paranoïa? Une personne plus jeune que vos enfants vous disait, il y a quelques jours: «Quand j’ai dit à l’une de mes collègues et amies que je collaborais avec la Ligue, j’ai eu le sentiment de faire mon coming out

Soit dit en passant, cet ostracisme assez irritant est un bon test d’entrée à la Ligue vaudoise. Les personnes qui passent par-dessus pour écrire dans La Nation, collaborer aux Cahiers de la Renaissance vaudoise, organiser les Entretiens du mercredi, les fréquenter, tenir un secrétariat de référendum manifestent leur indifférence au qu’en dira-t-on: elles ont du caractère, on peut compter sur elles.

Essayons de saisir ce qui vous sépare.

Pour votre ami, ce qui compte, c’est ce qu’on appelle les «valeurs», en d’autres termes, pour faire simple, l’égalité et les droits de l’homme. Il est convaincu qu’elles règneront tôt ou tard sur la Terre entière. Pour lui, ces valeurs, parce qu’elles sont morales, l’emportent sur les constitutions des Etats. Remplacer celles-ci par celles-là ne lui pose aucun problème. Il y verrait plutôt une épuration bienvenue de nos encombrants particularismes identitaires.

C’est la conception qui domine dans les milieux académiques et journalistiques. Elle se retrouve, par l’osmose quotidienne des médias, dans la pensée politique spontanée de tout un chacun.

Votre ami ne se donne jamais la peine de lire les textes sur lesquels il vote, ni de s’en représenter concrètement les conséquences. Son vote est avant tout un acte symbolique de déférence – de dévotion – à l’égard des valeurs et du progrès qu’elles annoncent infailliblement.

L’expérience ne lui sert de rien. Il critique avec pertinence les résultats de la dernière réforme scolaire, mais s’apprête à soutenir la suivante, qui s’inspire des mêmes principes. De même avec l’Eglise, de même avec l’Europe, de même avec les élections. L’évidence des faits le contraint parfois à descendre dans votre zone de raisonnement, mais son idéalisme reprend immédiatement le dessus. Il reconnaît que vous aviez raison… mais ça, c’était dans l’ancien monde. A partir d’aujourd’hui, ça va marcher. Pour qui a foi dans le Progrès, l’expérience n’existe pas: il n’y a qu’un passé dépassé et un futur plein de promesses.

Vous, vous vous souciez en priorité, non des valeurs, mais de votre communauté politique telle qu’elle existe. Vous constatez que tout se tient, ce qui fait que le détenteur du pouvoir doit observer la plus grande prudence dans les changements. Il ne doit pas les rejeter par principe, mais faire en sorte qu’ils procèdent de l’intérieur, à la manière de la croissance des êtres vivants, et non sous des pressions artificielles exercées de l’extérieur. Il doit être attentif aux dégâts collatéraux de son action, éviter d’imposer à la population des lois plus généreuses qu’elle-même et, surtout, décider en fonction première du pays dont il a la charge.

C’est évidemment beaucoup trop modeste et lent, aux yeux de votre ami, qui pense en termes d’urgence et d’universalité. Pour lui, vos perspectives politiques sont d’une étroitesse et d’un immobilisme désespérants. Il songe que vous prenez trop facilement, inacceptablement, votre parti des injustices sociales, des abus de pouvoir de tout genre, des inégalités entre les êtres humains, des différences économiques abyssales entre les nations.

Il en a tout particulièrement à la distinction que vous faites entre la violence sauvage du désordre et la violence domestiquée au service du bien commun, celle de la police, des prisons et de l’armée, celle aussi, quoique moins spectaculaire, des usages et des traditions1. A ses yeux, la violence institutionnelle est moralement aussi répréhensible que le terrorisme. Elle l’est même davantage puisque, se prétendant au service de la civilisation, elle ajoute l’hypocrisie à la brutalité.

Là où vous voyez un «mal nécessaire» consubstantiel à la condition humaine, lui dénonce un refus aveugle du progrès de l’humanité, une collaboration métaphysique avec le mal, un pacte avec les forces d’en bas. Peu importe que vous envisagiez cette collaboration sous une forme maîtrisée et ciblée, que vous en dénonciez les abus et débordements. Vous êtes passé du côté obscur, d’où l’opprobre dont nous parlions.

Notes

1  De fait, contrairement à certains de ses semblables, il n’a pas, à l’époque, appelé à bombarder la Syrie au nom des droits de l’homme, ni, tout récemment, à tirer sur les gilets jaunes qui dérangeaient la quiétude de son week-end.

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