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L’individu libéral

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2116 15 février 2019

Arrivant au terme d’Au-delà des droits de l’homme1, le riche ouvrage d’Alain de Benoist, nous y découvrons avec intérêt une postface de dix pages, intitulée «Qu’est-ce que le libéralisme?». L’auteur nous y offre un concentré vif, clair et dense des réflexions qu’il conduit depuis des années sur ce thème capital. Nous en donnons les grandes lignes2.

Philosophiquement le libéralisme est, faut-il le dire, centré sur l’individu. Il n’y a rien au-dessus, pas de communauté qui le relie à d’autres en une synthèse supérieure, pas de morale commune, pas de bien commun. La société n’est qu’une somme d’individus.

L’individu existe en lui-même et par lui-même, indépendamment de ses appartenances et déterminations particulières, familiales, nationales, religieuses. Ce sont là de simples vernis dont il peut à tout instant décider librement de se départir.

Etant à lui-même sa propre norme, l’individu pense et agit en fonction de ses seuls intérêts. Il est libre à l’égard du monde et de l’histoire. Cette liberté est étroitement liée à la propriété: ce qu’il possède en propre. Elle y trouve son champ d’exercice naturel.

Soulignons que, pour le théoricien libéral, la propriété par excellence n’est pas la propriété matérielle, mais la propriété de soi-même, c’est-à-dire la liberté individuelle. Les propriétés mobilières et immobilières n’en sont que le prolongement.

Il est libre de faire tout ce qu’il veut, dans la mesure où il ne nuit pas à autrui. On peut d’ailleurs se demander si cette réserve elle-même n’est pas discutable. Elle se réfère, en effet, sans le dire, à une norme commune de réciprocité, dont on ne voit pas en quoi elle obligerait l’individu souverain. En fait, les seules limites à l’extension de l’individu sont celles de sa volonté et de ses capacités ainsi que celle de la loi et des risques que lui en ferait courir la transgression.

Cet individu, isolé et tout-puissant dans sa bulle, ne noue des relations sociales que dans son intérêt et sur le mode économique, c’est-à-dire sur un plan contractuel et selon la loi de l’offre et de la demande. Nous ne parlons pas seulement des échanges de marchandises, de travail et d’argent. C’est l’ensemble de ses relations qui sont conçues et vécues selon le principe du donnant-donnant… ou du prenant-prenant.

Et c’est dans le libre jeu du marché que ces échanges s’ajustent, s’équilibrent, se pondèrent et s’harmonisent. En effet, l’utilité générale, qui tient lieu de bien commun, n’étant que la somme des utilités particulières, le marché libre débouche tout naturellement sur une harmonisation de l’ensemble. C’est du moins la perspective du théoricien libéral. Encore faut-il que le marché soit vraiment libre, qu’il échappe à toutes les entraves, frontières territoriales, protectionnisme à des fins militaires, sociales ou écologiques, ententes cartellaires, corporations, syndicats, sans parler des mœurs et des règles de bonne conduite, qui font obstacle à la fluidité des échanges. En un mot, l’individu libéral est mondialiste, et il l’est par nécessité philosophique avant de l’être par rapacité.

L’Etat libéral est chargé de garantir l’ordre dans les rues, le respect des lois et des droits individuels, rien de plus, car sa fonction n’est que d’assurer les conditions d’un bon fonctionnement de l’économie. En ce sens, il n’a pas de finalité spécifiquement politique. Même dans l’exercice de la puissance publique, ce sont les critères et les procédures économiques qui prévalent: la pesée d’intérêt à court terme et la balance de fin d’année. Rien qui ne soit achetable, personne qui ne soit vénal, juste une question de coûts comparés. La souveraineté protectrice elle-même se monnaie en termes d’import-export, comme l’a montré l’ancien conseiller fédéral Schneider-Ammann à propos de l’agriculture suisse.

Economique, politique, théologique ou culturel, il n’y a, sur le fond, qu’un seul libéralisme. De Benoist observe que le libéralisme économique «de droite» et le libéralisme «de gauche» en matière de mœurs, naguère encore opposés, sont appelés à se joindre.

Le portrait du libéral ainsi dressé est une abstraction assez repoussante. Mais les hommes qui l’incarnent restent des hommes, leur nature reste communautaire. Et l’on constate bien souvent une heureuse incohérence entre la doctrine libérale et la vie sociale des libéraux. Ainsi des libéraux vaudois, qui forment –formaient– une classe sociale solide et sûre d’elle-même, familiale et clanique, conservatrice, aisée et cultivée. Leurs rejetons devenaient pasteurs ou missionnaires, médecins, avocats, professeurs à l’université. Parfois, l’un ou l’autre se déclassait et entrait au parti communiste. Le parti libéral fournissait au monde politique de fortes personnalités, aussi bien féminines que masculines, dans lesquelles se mêlaient le quant-à-soi individualiste et le sentiment protestant d’une responsabilité personnelle à l’égard de la société. Ils étaient conscients de leur différence d’avec le reste de la société et leur égalitarisme se limitait à la reconnaissance du principe du suffrage universel. La Ligue vaudoise entretenait – entretient – avec beaucoup d’entre eux une amitié, non dépourvue d’ironie de part et d’autre, reposant sur les nombreuses batailles politiques conduites ensemble, gagnées ou perdues.

Nous avions pris l’habitude de parler de «néo-libéralisme», pour distinguer les libéraux progressistes et sans frontières d’aujourd’hui des libéraux traditionnels, fédéralistes et attachés à la neutralité armée de la Confédération. Aujourd’hui, la distinction a beaucoup perdu de sa raison d’être. La classe sociale libérale s’est peu à peu atomisée. Le parti libéral, qui était un parti de personnes, a été absorbé par un parti de masse qui, lui, n’a guère de problème à se fondre dans le monde cosmopolite et marchand du libéralisme philosophique. C’est ainsi que l’individualisme continue de grignoter le monde.

Notes:

1  Editions Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2016, www.pgderoux.fr

2  Nous écrivons cet article alors que le dernier livre de l’auteur, Contre le libéralisme, vient de paraître aux Editions du Rocher.

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