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La rose en papier et le fusil d’assaut

Félicien Monnier
La Nation n° 2120 12 avril 2019

Entre girons de chants, de fanfares et de jeunesses du plateau, entre courses de tracassets de Lavaux et dégustations de bourru de La Côte, les fêtes d’abbaye font figure d’archétype de la fête villageoise «à la vaudoise».

Elles imprègnent d’abord un rythme. N’ayant lieu que tous les deux ou trois ans, les fêtes d’abbaye savent se faire attendre. On les prépare, bien entendu avec minutie, mais surtout avec attention aux détails et aux susceptibilités. Aux deux en même temps lorsqu’arrive l’heure, pour le comité, de fixer le repas de fête. Malgré son immuabilité, le menu «Rôti de porc, langue de bœuf sauce aux câpres et vacherin glacé» est chaque fois rediscuté. Quel traiteur prendre? Qui avait fourni le vin l’an dernier? Qui dirigeait le service? Ces questions d'apparence triviale interrogent en réalité les relations personnelles.

Lorsque la fête arrive, son temps se mêle à un espace. Les trajets des différents cortèges sont arrêtés en fonction des domiciles des rois du tir. On attend d’eux qu’ils offrent l’apéritif. Les rues sont décorées. Chaque quartier rivalise d’originalité pour embellir les fontaines. Les fleurs en papier éclosent sur les sapins coupés pour l’occasion dans les forêts communales. Par le culte d’abbaye du dimanche matin, l’église du village prend également sa place. La salle communale, ou la cantine pour les villages du Pied du Jura, se transforme en quartier général des opérations festives.

Continuer d’associer l’ensemble de la population d’un village au déroulement de la fête est désormais l’une des principales difficultés que rencontrent les abbayes. La population de nos villages a fortement changé ces dernières années. Et dans bien des communes entourant Lausanne, les abbayes doivent veiller à ne pas apparaître comme le bastion des familles bourgeoises, réunissant les derniers agriculteurs, les heureux vendeurs de terrains constructibles et les membres de la Municipalité. Il en va d’un combat contre l’effacement, déjà bien entamé, des mœurs vaudoises sur l’arc lémanique. Conserver des abbayes vivantes garantit le maintien d’une importante transmission de l’identité vaudoise.

Pour compliquer encore la tâche, la chute des effectifs de l’armée entraîne une baisse du nombre de personnes accoutumées aux règles d’un stand de tir: «culasse en arrière, magasin enlevé, point blanc»! Les abbayes sont des fêtes aux origines lointaines. Leur dimension martiale fait partie de leur identité, depuis la prise des drapeaux des sociétés locales jusqu’au couronnement, au garde-à-vous, des rois du tir. Cette cérémonie est le moment le plus important de la fête. Il incarne cette solennité un peu forcée que les Vaudois aiment tant, faite à la fois de déférence et d’ironie.

Le concours de tir aux armes militaires donne aux abbayes vaudoises leur perspective institutionnelle. Elle réalise l’union entre la vie quotidienne d’un village et la place du Canton dans l’alliance fédérale. Soutenir la pratique du tir revient, par le truchement des abbayes, à structurer la communauté vaudoise.

Nous voterons le 19 mai sur la réforme de la loi fédérale sur les armes. La reprise de l’acquis Schengen et donc, de la directive UE 2017/853 sur les armes, nous l’imposerait. Bien qu’elle ne change en rien les obligations du militaire voulant conserver son arme après son service, elle provoque un violent changement de paradigme. Les abbayes en seront les premières perdantes.

Au nom de l’armée de milice et de l’arme à domicile, les fusils semi-automatiques ont toujours bénéficié en droit suisse d’un statut privilégié. Le fass 90 de nos soldats – cette «Kalashnikov faite par Rolex»1 – est l’héritier direct des mousquetons 1911, et avant eux, du Wetterli. Chaque citoyen suisse mâle peut, constitutionnellement, être appelé au service militaire; les femmes sur une base volontaire. Chaque Suisse peut donc se voir confier un fusil semi-automatique sous l’uniforme, puis le conserver s’il le veut. On n’a jamais jugé nécessaire, dans de telles conditions, de soumettre les fusils d’assaut 57 et 90, dotés de leurs magasins réglementaires de vingt coups, ou toute arme analogue, à une autorisation spéciale d’acquisition.

La directive UE place les armes semi-automatiques dotées d’un magasin de plus de onze cartouches dans la catégorie A des armes interdites.

L’interdiction est le principe. Le droit de posséder un fusil n’est plus reconnu comme une prérogative du Suisse, soldat en acte ou en puissance. Au contraire, on fait du soldat suisse conservant son arme à l’issue de son service une sorte d’anomalie du système. Il en va de même du membre d’une société de tir, privilégié dans l’octroi d’une autorisation exceptionnelle d’acquisition. L’armée de milice, ou le dense tissu associatif des tireurs sportifs n’apparaît, aux yeux des négociateurs de l’UE, comme rien d’autre qu’un folklorisme consenti.

On bascule donc d’un régime d’annonce à un régime d’autorisation exceptionnelle, sanctionnée par des contrôles. Il sera encore plus difficile pour les abbayes de gagner des nouveaux membres. Le présupposé prohibitif de la nouvelle loi sur les armes finira bien par gagner les structures mentales. On ne saurait accepter que la LArm révisée considère tant de nos concitoyens comme des criminels momentanément tolérés.

Voter NON le 29 mai à la directive UE sur les armes permettra aux roses d’abbaye de continuer à fleurir.

Notes:

1  Les guillemets indiquent bien que nous ne sommes pas l’auteur de ce génial aphorisme…

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