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Du pouvoir des fables et du pouvoir des vers

Daniel Laufer
La Nation n° 2121 26 avril 2019

S’adressant à M. de Barillon, illustre ambassadeur de Louis XIV auprès de Charles II d’Angleterre, Jean de La Fontaine, épousant en bon courtisan les vues du monarque, croit pouvoir le convaincre d’user des fables pour «…empêcher que l’on nous mette toute l’Europe sur les bras.» Il fallait en effet empêcher une éventuelle alliance de l’Angleterre avec les Provinces-Unies, l’Espagne et l’Empire. On fera ici une parenthèse pour observer à quel degré de civilisation l’on était arrivé en ce temps. Imagine-t-on aujourd’hui que Pierre-Alain Tâche, poète et juriste comme La Fontaine, se fende de quelques sonnets pour donner des conseils à M. Berset? Mais ce n’est pas notre propos.

Notre poète s’amuse à relater l’histoire épique d’un certain Démade, grande figure radicale d’Athènes, qui, tentant en vain de convaincre ses concitoyens, qui ne l’écoutaient pas plus que nos aimables députés au Grand Conseil, que la patrie était grandement menacée par Philippe de Macédoine, a recours à la fable pour capter leur attention. On le cite:

« Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour

Avec l’Anguille et l’Hirondelle :

Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant

Comme l’Hirondelle en volant,

Le traversa bientôt. » L’assemblée à l’instant

Cria tout d’une voix : « Et Cérès, que fit-elle ? »

Et bien entendu l’assemblée «par l’apologue réveillée / Se donne entière à l’orateur».

On a écrit des bibliothèques sur l’œuvre de Jean de La Fontaine, on a mis en lumière tout ce qui n’apparaît pas à la première lecture, sa philosophie teintée de scepticisme, son aversion à l’égard des réflexes toujours mimétiques des courtisans, les excès du pouvoir absolu, tous les travers de la condition humaine, on a beaucoup écrit, et quand bien même des savants très distingués ont analysé les mérites et les défauts de la versification fontainienne, je ne vois pas qu’aucun d’entre eux ait été frappé par cette évidence toute simple: La Fontaine écrivait en vers réguliers, et même souvent en vers irrégulièrement réguliers. Et il le dit lui-même, tout innocemment, écrivant à Mlle de Sillery:

Amenons des bergers et puis nous rimerons

Ce que disent entre eux les Loups et les Moutons.

La puissance de la rime, la contrainte musicale du vers, le forcent à des prouesses, non pas de constructions artificielles, mais bien à des prodiges de raccourci. Parmi mille exemples prenons Le Torrent et la Rivière, celui-là présenté comme infranchissable:

Nul voyageur n’osait passer

Une barrière si puissante

Un seul vit des voleurs, et se sentant presser,

Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.

Allez maintenant nous raconter cette histoire en bonne prose; ça serait deux, trois fois plus long et sans aucun sel: «Un seul vit des voleurs…», c’est un comble de raccourci poétique.

On me dira que la poésie, c’est autre chose; que la rime et les pieds bien comptés, c’est d’un autre temps. Je veux bien, mais je ne peux pas ne pas être d’accord avec Marcel Proust quand il écrit dans Du côté de chez Swann:

« …comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes beautés. »

Socrate, le premier, observe La Fontaine, avait versifié les fables d’Esope «afin d’obéir aux dieux.»

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