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Ramuz, le vrai-monnayeur

David Rouzeau
La Nation n° 2121 26 avril 2019

Dans Farinet ou la fausse monnaie, roman paru en 1932, Ramuz établit un Farinet qui est une figure du poète, de l’artiste, et au final de l’homme complet, lequel a un vrai rapport au monde et à la vie. C’est pour cela que sa monnaie est plus véritable que la monnaie «normale» qui a cours dans la société. Il y a une analogie non explicitée, mais fortement présente, entre le travail de l’écrivain qui crée, par l’écriture, une œuvre littéraire, et celui de Farinet qui sort de la montagne de l’or pour en fabriquer de belles «pièces jaunes très brillantes». Et c’est bien ainsi que l’on peut vivre la lecture du roman de Ramuz, comme de ses autres œuvres du reste. Il y a du vrai or dedans. Par l’écriture, l’auteur y a mis de l’or, et par la lecture, le lecteur recréera en lui cet or spirituel et émotionnel dont on va parler. Certaines œuvres littéraires sont de vraies pièces en lesquelles on peut avoir confiance. Cette monnaie se profile comme étant véritablement fiduciaire — du latin fiducia, la confiance — et saine. Elle conservera sa valeur au cours du temps et ne subira aucune destruction par l’inflation ou la manipulation d’un gouvernement.

Ramuz a voué sa vie à l’écriture, à l’extraction de cet or poétique qu’il a mis dans ses romans. «Ce n’est pas encore de l’or, pensait-il, tant que c’est caché sous la terre.» Comme Farinet, Ramuz, en vrai-monnayeur, fabrique des œuvres littéraires en or, brillantes «dans la lumière», un peu plus jaunes que celles ayant habituellement cours dans la société.

L’or est une notion travaillant à plusieurs niveaux. Tout d’abord, dans le roman, c’est quand même d’emblée une matière. Elle n’est pas un signe renvoyant à autre chose, elle n’est pas monnaie. Elle est le référent ultime lui-même. Elle se profile ainsi comme la «minute heureuse» souvent évoquée par Georges Haldas, reprenant cette expression à Baudelaire, et à laquelle se référent bien sûr beaucoup d’autres artistes ou mystiques au cours de l’histoire et de par le monde. Cette «minute heureuse» est d’abord cachée dans les replis de la vie normale, et l’homme, par une certaine conduite de sa vie et de son âme, peut plus ou moins la faire advenir dans son existence. Dans le roman, l’or est donc cette métaphore. Il est l’incarnation de la valeur la plus haute qui soit, la joie d’être, le ravissement face à la beauté du monde — que ce soit celle des montagnes ou de la blonde chevelure de Thérèse, la jeune femme aimée. L’or est la «minute heureuse», d’abord enfouie dans les roches banales, mais qui est sortie, égrenée, contemplée, fondue et frappée en pièces pour les amis, pour la communauté locale des amis, pour le village autonome et souverain. «C’est liquide, c’est fin, c’est doux; c’est agréable au toucher, c’est plaisant à caresser comme des cheveux de femme!»

Cependant, outre cette métaphore de l’essence de la vie, l’or reste surtout un signe. En lien avec sa fonction de monnaie, l’or représente une valeur, qui permet l’effectuation d’un échange contre une valeur tangible. De façon analogue, le roman est un ensemble de signes, de mots, qui permet, par la lecture, la réalisation d’une valeur réelle: les émotions du lecteur, et peut-être quelque «minute heureuse», une expérience profonde et nourricière. Simplement, le lecteur devra être capable de réaliser en lui ces présences réelles. C’est sa lecture qui actualise la valeur indiquée par le texte. Le lecteur a beau avoir une once d’or de 1300 francs devant lui ou un Vreneli de 20 francs contenant 5,8 gr d’or pur, encore lui faut-il être capable, par sa vie intérieure, de rendre présente cette valeur. L’or en lui-même ne nourrit pas et le roi Midas le sait bien, qui en est mort. Il est ainsi surtout un vrai signe capable de transmettre la vie dans toute sa plénitude.

Voyons au passage que l’or, en tant que signe monétaire, donne aussi à Farinet la liberté économique d’entretenir un rapport poétique au monde. Il a dès lors la liberté, c’est-à-dire le temps et la possibilité, de contempler les montagnes, de s’ouvrir à l’émergence de la «minute heureuse», d’être alors — enfin — vraiment présent au monde; et Ramuz, de même, par le travail littéraire.

Cette conception de la littérature est profondément réaliste, et non pas nominaliste, sophistique ou relevant d’une postmodernité déconstructionniste au fond nihiliste. Il y a réellement dans les romans de Ramuz, pour parler de cet écrivain, des signes chargés, des signes qui n’attendent qu’à être actionnés pour réaliser leur valeur réelle, l’émotion poétique. L’or brillant est donc là, entre les lignes noires du roman.

Farinet dit bien tout cela dans certains passages où il revendique sa grande liberté, car, comme l’écrivain et grand intellectuel qu’était Ramuz, il parle, il théorise ce qui importe à ses yeux, il philosophe. Il indique que l’essentiel pour lui est de vivre ces «minutes heureuses» et, de fait, il les vit: «ça lui chantait dans le cœur», «toute la beauté du monde et toute la grandeur du monde lui sautaient contre», «toutes ces choses vues si souvent vues et pourtant comme jamais vues, chaque fois renaissant de rien, ressuscitées de leur mort même, redressées devant lui dans toute leur nouveauté».

En contraste, et nous ne le savons que trop bien, les fausses monnaies pullulent de tous temps dans tous les domaines de la vie humaine, et l’homme se ruine à leur fréquentation.

Ramuz, qui était un vrai-monnayeur, installé auprès de sa veine et dans sa grotte de Pully, éprouvait aussi le vertige de voir ses pièces partir circuler dans le monde, avec l’angoisse qu’elles seraient acceptées, reconnues, qu’elles rencontreraient une confiance. Lui, individu singulier, petit point sur la surface du monde, comme tout homme pas plus grand qu’«une graine de radis», pouvait bien craindre que sa monnaie, que son or, ne fût pas compris par autrui. Du reste, la masse de la population, et surtout des élites souvent égarées, se satisfont si fréquemment des fausses monnaies faciles, manipulatrices, mensongères, démagogiques ou encore vulgaires. «Je n’ai pas de valeur, elle n’est qu’intérieure. Non de papier, non pas sociale, ni garantie — avec ma seule garantie à moi. Il peut se trouver que la mine certains jours ne soit plus en exploitation, mais c’est de l’or, une matière qu’il faut sans cesse extraire de soi et sans cesse se prouver à soi-même. Personne autre que moi n’étant juge d’elle, donc imposer à autrui l’usage de ce métal, [le] mettre sans cesse en circulation, le maintenir en circulation, pas moyen de tricher.»1 Nous pouvons rassurer Ramuz, nous sommes nombreux à savoir, pour l’avoir vécu, que ses romans contiennent un vrai or et qu’il aide la vraie liberté, celle qui permet d’être relié aux forces de la vie.

Notes:

1    Texte cité par Noël Cordonier dans son intéressante Notice au roman dans l’édition de la Pléiade, C. F. Ramuz, Romans II, p. 1617.

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