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Le Dernier Homme

Jacques Perrin
La Nation n° 2122 10 mai 2019

Ce que je raconte est l’histoire des deux prochains siècles, écrit Nietzsche en 1888.

Cinq ans plus tôt, dans Ainsi parlait Zarathoustra, sorte de parodie des Evangiles, il a annoncé: Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué. Ce n’est pas une bonne nouvelle, dans un premier temps du moins. Le dieu chrétien est enterré, on n’y croit plus, et les hommes s’en trouvent désorientés. La vie n’a plus de sens; l’au-delà n’existe pas; l’enfer et le paradis n’ont plus cours, ni la morale, ni les punitions, ni les récompenses. Pendant deux siècles, il faudra traverser ce que Nietzsche appelle le nihilisme passif. L’individu européen va décliner jusqu’à ce que que des esprits libres gravent de nouvelles tables de valeurs, afin de dépasser non seulement le christianisme, mais aussi l’idéalisme métaphysique issu de Platon, et d’abattre les idoles de remplacement, comme le socialisme ou la démocratie. L’homme ne suffit plus à cette tâche; Nietzsche entend construire un pont en direction du surhumain.

Nous ne discuterons pas ici de ce que Nietzsche entend par surhomme et valeurs, mais examinerons plutôt, comme nous l’avons fait pour Tocqueville, la pertinence de ses prophéties au sujet du Dernier Homme, exposées dans le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra, dont voici des passages substantiels:

Hélas ! ce qui vient, c’est l’époque du dernier homme, c’est l’époque de l’homme méprisable entre tous, qui ne saura même plus se mépriser lui-même.

Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme : (…) La terre sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose, en clignant de l’œil. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron ; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps.

« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil.

Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de chaleur. On aimera encore son prochain et l’on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur.

La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; car on n’a qu’à prendre garde où l’on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes !

Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable.

On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin que cette distraction ne soit jamais fatigante.

On ne deviendra plus ni riche ni pauvre, c’est trop pénible. Qui donc voudra encore gouverner ? Qui donc voudra obéir ? L’un et l’autre sont trop pénibles.

Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose, tous seront égaux : quiconque sera d’un sentiment différent entrera volontairement à l’asile de fous.

(…) On sera malin, on saura tout ce qui s’est passé jadis ; ainsi l’on aura de quoi se gausser sans fin. On se chamaillera encore, mais on se réconciliera bien vite, de peur de se gâter la digestion.

On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit ; mais on révérera la santé.

« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil.

Nietzsche connaissait l’existence de Tocqueville, mais n’avait probablement pas lu les livres de celui-ci. Pourtant leurs diagnostics sont proches.

Comme Tocqueville, Nietzsche compare les hommes de l’avenir à des animaux qui se moquent des vertus d’autrefois: la sagesse, le courage, la justice, la tempérance. Il les voit comme des pucerons nuisibles tandis que Tocqueville les imagine réunis en un troupeau stupide de moutons (Nietzsche parle aussi d’un troupeau sans pasteur). Pour les deux auteurs, accumuler les plaisirs semble l’occupation principale des masses grégaires. Ni Tocqueville ni Nietzsche n’ont été ennemis des plaisirs, mais tous deux reprochent aux individus la bassesse des voluptés auxquelles ceux-ci s’adonnent. On est loin de la vie tumultueuse du jeune (Saint) Augustin, on préfère le confort. L’hédonisme furieux n’est pas au rendez-vous: plaisirs «petits et vulgaires» selon Tocqueville, «petits plaisirs pour le jour et la nuit» selon Nietzsche. L’homme du futur sera attiré par un bonheur indistinct de la santé, comblé de distractions, débarrassé des souffrances et des fatigues: c’est bien l’idéal du XXIe siècle occidental. L’espace public est saturé d’obsessions hygiéniques qui font figure de religion nouvelle. La maladie est vue comme un péché commis par celui qui ne prend pas garde, qui ne suit pas les mille et un conseils de prévention donnés par la médecine étatisée. L’Etat, monstre froid selon Nietzsche, réalise l’ambition que lui prête Tocqueville: épargner à ses administrés la peine de vivre.

Il se trouve que Nietzsche était en mauvaise santé. Toute sa vie, il fut en proie à des maux terribles. Sa philosophie représenta un effort permanent pour ne pas maudire la vie, malgré les souffrances. Selon Nietzsche, la maladie est source d’expériences et de connaissance, elle met à l’épreuve la volonté de vivre. Celle-ci tourne en besoin de disparaître si l’individu souffrant ne s’entraîne pas à digérer les expériences pénibles.

Ce qui frappe dans le passage, c’est l’unanimité des derniers hommes et leur complicité réjouie, celle que nous observons aujourd’hui quand nous parcourons les médias d’ici, quand nous percevons ces «clignements d’œil» entre journalistes, politiciens, experts et stars du spectacle, gens heureux d’être «normaux» (malgré la variété infinie de leurs petits écarts), qui se renvoient interminablement la balle parce qu’ils sont sûrs d’avoir raison (on sera malin, on saura tout). La connivence règne; il faut être un raté ou un fou pour ne pas «en être»: la morale, c’est l’hygiène, on a «droit à la santé»; l’égalité et la non-discrimination vont de soi; l’effort est mal vu sauf chez les sportifs de l’extrême et les artistes virtuoses qui assurent le spectacle; la responsabilité effraie, celui qui commande pourrait être «critiqué»; obéir exige trop d’attention; la fatigue doit être évitée à tout prix, mais tout le monde se dit fatigué; le travail n’est plus une vocation, mais un ennui passager dont il faut se distraire à tout prix dans les paradis artificiels (les travailleurs du tertiaire sont les principaux clients des dealers). Il ne faut surtout pas souffrir, choisir l’euthanasie, «la mort agréable» grâce à une dose de médicaments un peu plus forte. On évite les conflits, on cherche le «consensus», de peur d’avoir à se battre. Les frôlements dans la foule festive (la «convivialité») sont requis à cause de la douce chaleur qu’ils procurent.

A la fin du discours de Zarathoustra, l’hilarité est générale. Le public se moque de lui et lui crie: Donne-nous ce Dernier Homme, ô Zarathoustra, fais de nous ces Derniers Hommes ! Et garde pour toi ton Surhumain ! Comme Tocqueville, Nietzsche ne fait pas vraiment de prédictions. De même que Tocqueville décelait des traits inquiétants dans la démocratie américaine de 1835 et devinait leur extension prochaine, Nietzsche discernait les Derniers Hommes parmi ses contemporains allemands et leur promettait un «bel» avenir.

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