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L’âge de fer

Jacques Perrin
La Nation n° 2125 21 juin 2019

Au mitan du XIXe siècle, la Russie entre dans sa période nihiliste. Dieu, l’orthodoxie, le tsar et l’aristocratie sont contestés, d’abord par les libéraux humanistes puis par les anarchistes, que les idées démocratiques occidentales bouleversent. En 1861, le tsar Alexandre II abolit le servage. La Russie s’industrialise, les serfs libérés rejoignent les banlieues des grandes villes. Les taudis se multiplient. L’individualisme et l’athéisme disloquent les communautés traditionnelles. La rupture brutale est l’essence étymologique du nihilisme: le mot latin nihil (qui signifie rien) est formé de ne (=non) et de hilum. Le hile est le point où le funicule lie la graine à l’ovule, par lequel circulent les substances nourricières. Quand le funicule se rompt, une cicatrice demeure sur le tégument.

Dans le monde humain, la rupture se fait d’abord entre les générations. Les enfants renient leurs parents. En 1862, Ivan Tourguéniev fait paraître le roman Pères et fils où il est le premier à mettre en scène des nihilistes. En 1871, avec une profondeur incomparable, Dostoïevski décrit les menées révolutionnaires dans quelque province russe en voie de décomposition. Son roman prophétique s’appelle Les Démons. Nikolaï Stavroguine et Piotr Verkhovensky sont de véritables diables qui corrompent la petite société locale, les nobles comme les miséreux, les écrivains libéraux comme les ouvriers, les mondains comme les femmes de la haute société, leur inoculant le poison du nihilisme. Et pourtant la vague terroriste commence à peine. Entre 1870 et 1900, elle ne fait que cent victimes, dont le tsar réformateur Alexandre II (les libéraux sont toujours les premières victimes des radicalisés…). Entre 1900 et 1917, elle tue 17’000 personnes, 23’000 attentats sont commis. Les hauts fonctionnaires sont sûrs de périr. Après les funérailles du ministre Sipiaguine, son successeur Viatcheslav von Plehve ordonne à son domestique de ne pas ôter les insignes funéraires ornant de la façade de sa maison. Vous en aurez bientôt besoin pour moi, dit-il. Il est réduit en charpie le 15 juillet 1904. Ensuite, dès 1918, sous l’impulsion de Lénine puis de Staline, la Terreur rouge, étatisée, organisée minutieusement, inspirée par la Révolution française, succède aux attentats terroristes aveugles. La doctrine de Chigaliov, autre personnage des Démons, a migré de l’imagination de Dostoïevski dans la réalité. De la liberté illimitée, Chigaliov inférait la nécessité du despotisme illimité.

Pourquoi les nihilistes se battent-ils? Quelle est la nature de la Cause? Ce n’est pas le néant, le rien. Le néant ne vient qu’après. Les nihilistes sont d’abord des idéalistes. Ils veulent un autre monde, un monde meilleur, l’égalité, le bonheur pour tous. L’un d’entre eux affirme: Nous voulons que le Royaume du Christ descende sur la terre. Il s’agit de construire une communauté où chacun puisse se trouver bien. Certains sont imprégnés d’un reste de christianisme, d’autres n’ont en vue que la science et l’utilité matérielle, ils donneraient tout Shakespeare pour une paire de bottes. Mais avant de construire, il faut annihiler le monde ancien, éliminer Dieu, le tsar, les popes, bref les pères. La révolte affecte tous les milieux, notamment les shtetl des zones de résidence juives. Les jeunes Juifs reprochent à leurs anciens de se soumettre, de subir les pogroms. Parfois, les vieux sont obligés d’appeler les cosaques pour se défendre des jeunes qui incendient des synagogues!

Or la destruction du monde ancien prend du temps, il faut y mettre de l’énergie; les nécessités découlant de l’action urgente prennent le pas sur les buts politiques et sociaux; on se préoccupe surtout des moyens d’atteindre la fin. Au fond, l’objectif est inatteignable, c’est une chimère. Le monde nouveau n’existe nulle part. Ce sommet inaccessible a ses inconvénients et ses avantages; il désespère certains, mais les désespérés se sacrifient volontiers à la cause; il pousse les autres à l’action: l’égalité parfaite n’existe pas encore, mais un jour on y parviendra, il suffit de se déchaîner encore plus. Les terroristes sont parfois des délinquants de droit commun, des techniciens du crime; ils se livrent à des rapines baptisées expropriations. Le nihiliste Chpindler ne perd pas le nord: Moitié du butin pour les prolétaires, moitié pour me payer une villa sur le bord du lac de Genève! La Cause recrute aussi parmi les adolescents (22% des terroristes) et les jeunes femmes (un quart des effectifs, la question féminine étant déjà à l’ordre du jour). Un groupuscule se nomme Zéro Autorité. Ses recrues projettent sur l’ennemi autoritaire leurs troubles intérieurs. Tuons les tyrans et nous nous sentirons mieux, pensent-elles. Leibisch Rapoport, 16 ans, écrit à sa mère: Mère (…) sache que je compte évoquer ton cas lors d’une réunion de cellule et que je suis sûr que les camarades ne lésineront pas sur les munitions pour t’exterminer. Lydia Ezerskaïa se méprise d’être trop banale et cherche à réussir comme terroriste, sinon sa vie demeurerait vide de sens. Frouma Froumkina veut compenser sa laideur proche de la monstruosité. Lydia Sture se tuera si elle n’est pas admise dans un groupe terroriste, puis elle se suicide en «opération». Catherine Brechkov-Brechkovskaïa écrit: J’ai d’abord fait la révolution contre mes parents, puis contre ma famille et finalement contre tout le monde.

Les terroristes n’hésitent pas à s’en prendre à ceux qu’ils devraient défendre: les prolétaires, les paysans, les petits fonctionnaires (les postiers!). Le célèbre Netchaïev (modèle du Piotr Verkhovensky des Démons) fait assassiner la recrue la plus innocente de sa bande afin de consolider celle-ci dans le sang. La surveillance réciproque est encouragée par les chefs. Pokotilov dit: Pour ma part la révolution, c’est la terreur, point barre. Quand la Cause triomphera en 1918, les nihilistes (anarchistes et socio-révolutionnaires maximalistes) seront appelés à édifier la machine répressive dont ils seront les premières victimes, avant qu’elle ne détruise les groupes sociaux indésirables: bourgeois, chrétiens, koulaks, Baltes, Caucasiens ou Ukrainiens.

La période terroriste s’accompagne d’expériences de libération sexuelle; l’occultisme et les cultures exotiques sont à la mode, de même que les drogues et les expériences intenses. Les personnalités instables y sont à l’aise, celles qui changent sans cesse de forme en éprouvant une difficulté insurmontable à s’affirmer elles-mêmes dans leur unicité, mais le taux de suicides augmente. Une camarilla d’artistes, de dames de la bonne société, de juristes, de journalistes et de professeurs soutient ouvertement les nihilistes. Le crime exprime la culture de la liberté.

Le nihilisme poursuit des utopies introuvables, étrangères aux nécessités de la vie telle qu’elle est. Pour les atteindre, il faut tuer et mourir. Mieux vaut vouloir le rien que de ne rien vouloir. La volonté de néant satisfait une dernière fois l’appétit de domination.

Après la Première Guerre mondiale, Freud fit l’hypothèse de la pulsion de mort. La vie crée tellement de tensions chez les individus que ceux-ci aspirent à disparaître, pour retrouver le repos.

Références:

Les informations figurant dans cet article proviennent d’Anna Geifman: La Mort sera votre Dieu, La Table Ronde 2005, et de Jean-François Colosimo: Aveuglements (chapitre IV, le Laboratoire nihiliste), éditions du Cerf 2018.

 

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