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Frontière écologique

Félicien Monnier
La Nation n° 2128 2 août 2019

Une fièvre écologiste a pris nos concitoyens. Ma génération, née dans la dernière décennie de la Guerre froide, ne garde aucun souvenir d’une mobilisation de cette ampleur: feux roulants médiatiques, rassemblements multiples et monstres, sommets internationaux, manifestes d’intellectuels ou de scientifiques.

Il y a de quoi être saisi d’un vertige. Les médias relaient des prédictions de fin du monde. Les manifestations «pour le climat» tiennent de la procession. Lors des grèves de ce printemps, certains gymnasiens, interrogés par 24 heures, affirmaient être prêts à échouer leurs examens, voire leurs carrières, pour leur engagement. On leur souhaite d’avoir quand même décroché leur baccalauréat en juin, mais leur ton révélait leur aspiration au sacrifice, voire au martyre. Le débat sur les voyages en avion recourt à la culpabilisation. Le langage n’en sort pas indemne. Beaucoup ouvrent la description de leurs vacances d’été par la phrase: «Oui, je sais que ce n’est pas génial d’un point de vue écolo, mais cette année, nous sommes allés…» aux Maldives, au Chili, ou encore au Japon.

Millénarisme, liturgie, martyre et culpabilisation, osons voir ici les traits d’une religion de substitution, d’une contre-Eglise.

Elle exige un engagement absolu, qu’elle fait reposer sur l’incertitude peu enthousiasmante du «peut-être n’est-il pas encore trop tard». La libération promise est conditionnelle et ne dépend pas du fidèle. Le salut écologiste est subordonné à la survie de l’espèce, qui aura préalablement justifié, en puissance ou en acte, toutes les privations. Admettons que nous sommes ici bien loin de l’accueil de la Grâce et de la confiance en la Résurrection.

Nos autorités politiques doivent être attentives aux débordements de cette nouvelle idéologie autant qu’aux enjeux écologiques et climatiques eux-mêmes. Car ceux-ci sont bien réels. L’attitude sceptique permet de se rasséréner et se confirmer qu’on a toujours eu raison, voire de jouer à l’anar’ de droite en se rallumant une gauloise. Mais certains détails sont inquiétants: le merlot devient un cépage usuel dans le Nord vaudois, les hêtres disparaissent des lisières de nos forêts, sans compter la disparition des oiseaux de nos campagnes. L’accélération de ces processus, leur concomitance, forcent à interroger la responsabilité humaine...

En réalité, la question fondamentale se posant dans la manière d’aborder ces dangers n’est rien moins que celle de la distinction entre l’absolu et le relatif. Une fois que l’absolu a été attiré sur terre, ou risque de l’être, il ne rencontre plus aucun obstacle hétéronome. La civilisation hellénique a inventé la notion de mesure. La chrétienté l’a constatée dans la Création elle-même. La limite devant être la mesure de toute chose, l’orgueil, vertu prométhéenne, devenait à son tour un péché.

Le libéralisme moderne, au contraire, a érigé la toute-puissance individuelle en vertu suprême. La liberté infinie, au sens propre de «sans limites», est, du même coup, devenue l’idéal de nos contemporains. La liberté sans limites ne supporte par définition que mal les frontières, qu’elles soient mentales, physiques ou juridiques. La mondialisation économique – démultiplicatrice globale d’une libre entreprise mal comprise et individualiste – est le corollaire naturel d’une telle conception de la liberté.

Et nous voyons soudain, sous les fenêtres de nos bureaux, se déployer un écologisme idéologique, mondialiste au nom de l’urgence, lorsque ce n’est pas par égalitarisme. Le risque est aujourd’hui immense d’opposer à la mondialisation libérale un autre mondialisme, faisant, simplement, régner une autre idéologie.

N’est-ce pourtant pas dans la notion de limite elle-même que réside la solution aux enjeux environnementaux? Beaucoup seront d’accord avec cette assertion. Mais il s’agit d’être aussi d’accord avec ses déclinaisons institutionnelles. Au premier chef de celles-ci figure la frontière.

La frontière a la vertu inégalable de poser un cadre, presque physique lorsqu’il s’intègre aux mœurs, à l’exercice de la liberté. Elle marque le dedans et le dehors d’une communauté par rapport à une autre. En cela, elle protège autant qu’elle invite au voyage. Par sa simple existence, la frontière force à ralentir la marche.

Elle permet à la fois les expérimentations politiques et l’accumulation d’expériences. Elle est un frein à la propagation des erreurs, les pays s’offrant les uns aux autres comme autant d’objets d’étude et de comparaison. La globalisation, de son côté, réplique exponentiellement les fourvoiements.

Et ces erreurs, nous pouvons les nommer. Leurs conséquences ne sont pas qu’écologiques. Elles finissent par travestir les structures mentales et identitaires elles-mêmes. Osons dire que c’est ce libéralisme sans frontières qui a fait de notre ciel des files indiennes d’avions de ligne, qui a rendu cool le fait de passer un week-end par mois à Barcelone, Londres ou Budapest, pour y boire les mêmes alcools, dans les mêmes boîtes de nuit, en écoutant la même musique, avant d’aller dormir dans les mêmes appartements RBn’B, pour, le lendemain, aller faire du shopping dans les mêmes boutiques, achalandées des mêmes produits, transportés de Chine ou d’Amérique par des super-conteneurs se suivant, eux aussi à la file indienne, sur des océans vidés par les amateurs de sushis!

S’il est un lieu où l’on peut faire entendre une voix dénonçant cette surenchère sans pour autant vouloir remplacer un monde sans limites par un autre, c’est bien dans ces colonnes. La Ligue vaudoise y reviendra.

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