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Uluru

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2136 22 novembre 2019

Il y a quelques jours, Uluru, la montagne sacrée des Anangu, un peuple aborigène du centre de l’Australie, a été interdite d’accès à tous les visiteurs, en particulier aux quatre cent mille touristes annuels qui venaient y faire des selfies et répandre leurs papiers gras. Cette réhabilitation d’un tabou millénaire a commencé en 1979, quand la propriété de la montagne, d’un périmètre d’environ 9 km et d’une altitude de 348 m, a passé de l’Etat australien aux Anangu. Les actes de propriété leur furent remis six ans plus tard. Uluru se nommait officiellement Ayers Rock, du patronyme d’un ministre australien de la fin du XIXe siècle. En 1993, le nom officiel devint Ayers Rock-Uluru. En 2002, ce fut Uluru-Ayers Rock. Aujourd’hui, c’est Uluru. Au cours de cette période de transfert, les infrastructures touristiques, en particulier celles qui avaient été construites au pied de la montagne, ont été éloignées ou fermées.

Jusqu’il y a peu, des panneaux officiels, placés au pied de la montagne, disaient en six langues: Nous, les Anangu, les propriétaires traditionnels, avons cela à vous dire : la montée n’est pas interdite mais nous vous demandons de respecter notre loi et notre culture en ne grimpant pas dessus. Nous sommes responsables de la sécurité de ceux qui visitent notre terre. La montée peut être dangereuse. Trop de gens sont morts en train d’essayer de grimper Uluru. Vu son inefficacité, le panneau est désormais remplacé par une interdiction pure et simple. Et la main courante qui facilitait l’ascension a été détruite.

On éprouve un sentiment de connivence avec ce peuple qui ne voit plus des étrangers profaner ses lieux sacrés et qui, du même coup, redevient plus complètement lui-même. Et curieusement, c’est au moment même où il manifeste explicitement son identité culturelle et religieuse qu’on a l’impression de s’en rapprocher. Peut-être est-ce parce qu’on ne perçoit authentiquement la «ressemblance humaine» qu’après avoir constaté et accepté pleinement l’étrangéité d’un peuple tiers, le secret de ses rites, le caractère quasiment intransmissible de sa religion et sa conception originale de la genèse du monde. A défaut, on en reste à l’universalité abstraite des droits de l’homme, se condamnant du même coup à ne construire des ponts qu’entre soi.

Des autorités politiques ont donc décrété un interdit total sur un territoire touristique et, par conséquent, rémunérateur pour des motifs qui ne sont ni sanitaires, ni militaires, mais religieux. C’est une faille inattendue dans le rationalisme sans profondeur que l’Occident tardif continue d’imposer au monde entier.

L’émission de RTSreligion du 16 juillet dernier commentait brièvement cette interdiction touristique. Sur un ton badin et légèrement supérieur, «Guillaume» informait «Valérie»: … vider les toilettes chimiques de son camping-car sur un territoire sacré aborigène, c’est pas l’idéal, niveau karma, et là, attention ! les Anangu aiment à rappeler que cette montagne est vivante et pas très commode. Elle n’hésite pas à se venger lorsqu’elle se sent profanée. Cette désinvolture n’est pas de très bon goût. Elle manifeste une incapacité de saisir la signification vitale de cet interdit pour les aborigènes et, d’une façon générale, l’importance centrale de la religion pour ceux qui sont encore capables de croire.

On trouvera mieux son miel en suivant les aventures du policier fédéral aborigène Jay Swan, dans Goldstone (2016) et la série Mystery Road (2018). Ces films restituent d’une façon saisissante l’omniprésence du sacré chez les aborigènes, leurs relations inextricables avec leurs ancêtres défunts et les souvenirs obsédants de leur histoire, qui a commencé 40 000 ans avant qu’on ne les «découvre».

La résistance de ce monolithe à l’érosion le rend à peu près aussi inusable que l’éternité. Ses couleurs, changeant au gré de la course du soleil, ses cavités secrètes, les peintures rupestres à ses pieds, le silence du lieu rendu à lui-même, son mystère, rétabli par l’interdit, les cris et bruissements diurnes et nocturnes des mammifères, oiseaux, reptiles, arbres et arbustes, ce lieu sacré tout entier renvoie naturellement à un au-delà de la nature.

Et l’on se prend à penser que la contemplation du sanctuaire d’Uluru, tout païen qu’il soit, dispose mieux à recevoir l’annonce du «dieu inconnu» que le théologisme sec et satisfait de nos émissions radio-télévisées.

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