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Présence des rois d’il y a 1000 ans

Bertil Galland
La Nation n° 2136 22 novembre 2019

Dans la mémoire vaudoise ou dans les paysages de Suisse occidentale deux périodes monarchiques ont laissé peu de traces. Sans remonter aux Burgondes, j’évoque ici la peine qu’on éprouve à se figurer le Deuxième Royaume de Bourgogne ou ce qui se passait dans cette région de l’an 888 à 1032. Que nous reste-t-il des rois rodolphiens en action pendant plus d’un siècle? On ne les voit pas agir dans des châteaux. Ils se déplaçaient constamment. L’esprit carolingien, propre à cette famille, était régalien et les conduisit à tenir leur rang tout nourris de perspectives européennes, mais, dans la réalité de chaque jour, prenons conscience qu’ils surent assurer dans l’aire vaudoise l’ordre social. Malgré le nom trompeur de leur règne, celui-ci ne s’exerça pas tant dans la Bourgogne actuelle qu’entre le Léman et le lac de Morat ou le long du Rhône. Comme éditeur j’ai découvert combien les historiens experts en cette période sont rares et c’est pourquoi il faut saluer, dans de nouveaux Cahiers d’études indépendants, à Orbe, une nouvelle approche et tout un travail, fascinants de précision et de concret, que propose Alexandre Pahud. Il fait parler de vieux documents.

Ses huitante pages sur la période indiquée ont pour objet et source uniques des comptes-rendus, retrouvés en archives: une demi-douzaine d’assemblées judiciaires, documents appelés «plaids royaux». Ce chercheur a su en extraire un petit trésor de faits précis à l’échelle du local, du quotidien et du vivant. Dans chaque affaire, voici où se réunit ce tribunal. Voici l’objet du litige. Voici qui est présent comme plaignant, ou témoin, ou assistant. Puis le monarque tranche seul. On le découvre très attentif et respectueux, s’entourant de conseillers, d’enquêteurs. Certains arrivent avec lui, d’autres sont du coin ou survenus d’ailleurs. On note les milieux sociaux impliqués dans ces procédures, laïcs ou religieux. Des intérêts publics ou privés s’affrontent. On observe que les compétences juridiques et les influences politiques sous-jacentes évoluent avant et après l’an 1000.

Le plus souvent il est question de propriétés foncières. Rodolphe I rend par exemple justice sur demande de Boson, évêque de Lausanne qui possède certains bois au-dessus de la ville, entre le Flon Morand et Vennes. Il voudrait les mettre en valeur en y faisant paître des porcs, mais des officiers royaux réclament des droits de glandage et d’affouage dont l’ecclésiastique estime devoir être exempté. Jugement: ses droits de propriété lui sont reconnus par le souverain. Remarquons que Rodolphe s’est prononcé aux dépens des revenus royaux et contre ses propres fonctionnaires!

Cette objectivité honore le roi mais ne l’empêche pas de tenir ferme à son exercice exclusif du pouvoir judiciaire. Il envoie ses propres «ministériaux», avant le jugement, accomplir leurs enquêtes locales; à Lutry, par exemple, où certaines propriétés de l’évêque sont soumises à examen. Le monarque ne se contente pas de déclarations, fussent-elles d’un prélat, et veut du tangible et du vérifié, recourant par exemple à un «jugement de Dieu», – ordalie sur laquelle manquent les détails, par eau? par feu? – à propos d’un litige sur un espace boisé à Dommartin, opération confiée à un «veneur», garde chasse nommé Emicon.

Un autre évêque de Lausanne occupe Rodolphe II en 927. Libon a été nommé à l’unanimité par le clergé et le peuple, mais il faut le consentement du souverain. Celui-ci se trouve de passage à Chavornay et l’occasion est saisie pour une assemblée judiciaire. On note que le roi préfère siéger en cet espace ouvert plutôt que, tout à côté, dans le centre historique d’Orbe, doté d’un palais. Rodolphe II est entouré de comtes, de vassaux et d’autres évêques, tel celui de Genève. Au total huit ecclésiastiques sont présents et parmi eux l’archevêque de Besançon. Dans une cérémonie distincte de la confirmation souveraine de Libon, comme titulaire de l’épiscopat de Lausanne, on procède au rituel de la transmission canonique du pouvoir religieux. Les chanoines de Lausanne sont évidemment présents à Chavornay autour de leur élu. Mais ils sont cités dans le plaid royal en leur qualité de témoins.

On distinguera plus tard, sous Rodolphe III, une tendance des ecclésiastiques à se libérer de l’autorité royale. Ils renforcent leurs propres compétences juridictionnelles. On sent croître en Pays de Vaud l’emprise de Cluny, représenté dans le terrain par l’abbaye de Romainmôtier, et pour leurs droits fonciers les moines se défendent bec et ongle. Mais c’est le roi, là encore, qui est appelé à confirmer une propriété héritée par les religieux, contre un certain Amauri, laïc qui ne veut pas abandonner ses champs.

Nous sommes frappés, dans cette période royale, par l’absence d’un tribunal permanent. Pas de bâtiment officiel. En fait, les souverains de l’époque préfèrent à une capitale des petits lieux. Ils aiment des domaines ruraux. Le premier Rodolphe a décidé de siéger à Corsy, dans les hauts de Lutry. De même Avenex, près du Nyon des Equestres de l’époque romaine, voit arriver le roi qui a décidé d’y réunir une assemblée judiciaire.

Bref, cette haute cour née d’un esprit carolingien, tribunal public mais ouvert aux particuliers, fonctionne fort bien en cette terre vaudoise qu’on nomme politiquement «transjurane». Mais cet adjectif nous trompe. En vérité nous sommes là au coeur d’un système de gouvernement opposé à ce qui deviendra notre émiettement féodal: il n’est ni marginal ni confus. On ressent à cette période une structure assurée avec naturel et solidité. Ajoutons que jamais ces rois dits «de Bourgogne» n’ont présidé à de telles assemblées judiciaires en Provence ni en Franche-Comté, deux provinces qui pourtant leur appartiennent. Les procès décrits révèlent un pays dont nous ne saurons jamais dire, sans hésiter, s’il faut le considérer comme l’état transitoire d’un carrefour européen, une tranche de la Suisse future, un élément du Saint Empire, une sorte de bordure francophone ou une étape vers les libertés vaudoises. Bref, la terre où nous ressentons notre cohérence. Mais nous n’avons jamais eu l’idée d’honorer, dans des événements mémoriaux et organisés, ces rois de notre histoire.

Par quelques comptes-rendus judiciaires, portés à notre attention par Alexandre Pahud, nous voyons croître au nord du Léman, autour d’un souverain, une aristocratie à trois composantes, ses vassaux, le haut clergé et des dignitaires laïques. C’est Conrad le Pacifique qui déplacera le centre de gravité de cet Etat vers le sud. A l’égard de la population, l’attitude prévalante des monarques, consignée dans les procédures décrites, n’est pas la décision coupante mais la recherche d’un consensus. Le pouvoir ne se referme pas en forteresse mais justice est rendue dans un espace physiquement ouvert qui accueille de multiples participants.

Référence:

   Alexandre Pahud, Les assemblées judiciaires du Royaume de Bourgogne (Ve-XIe siècles), Orbe, 2019.

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