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Le manifeste de la solitude

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2137 6 décembre 2019

Le groupe féministe «Les Bombes» a apposé, bien entendu en affichage sauvage, un manifeste de couleur jaune sur les murs de Lausanne. En voici quelques extraits: Nous voulons souffler sans contrainte. Nous voulons créer sans limite. Nous voulons baiser sans entraves. Nous voulons jouir à tout âge. Nous voulons des interruptions de grossesse volontaires sans peine. Nous voulons des accouchements sans gestes invasifs. Nous voulons vieillir sans devenir mère et sans jugement. Nous voulons la fluidité des genres et non la tolérance. Nous voulons être une femme le matin, un homme l’après-midi et unX mutantX le soir. Nous voulons que nos compagnons de lutte se démerdent. Nous voulons agir sans gérer. Nous voulons un monde sans frontières. Nous voulons un monde sans Etat. Nous ne voulons pas perdre notre vie à la gagner. Nous voulons tout faire péter. Nous voulons casser des vitrines, brûler des voitures et prendre la rue pour « nos » enfants. Au milieu de la page, le dessin d’une bombe d’anarchiste, ronde et noire, mèche allumée.

Des revendications sociales, des projets transhumanistes, des menaces physiques, un rejet tous azimuts des normes et des contraintes: du point de vue des signataires, le caractère unique de chaque personne fait que toute catégorie constitue une généralisation abusive, toute définition, une limitation de la liberté individuelle, toute règle, une prise de pouvoir sur les autres, tout modèle, une entrave à la créativité. Les «bombes» prônent une espèce d’existentialisme intégral qui ne reconnaît d’authentique que l’individu et sa pulsion du moment.

On aura remarqué le «nous» anaphorique qui rythme le texte. Ce «nous» renforce la portée du manifeste, auquel il donne une tonalité volontariste et combative. Mais on aura aussi remarqué le traitement pour le moins désinvolte des «compagnons de lutte»: nous sommes un «nous» tant qu’il s’agit de détruire la société constituée, mais pour le reste, c’est chacun pour soi.

Le seul fait que ce manifeste soit rédigé d’une façon compréhensible par le péquin ordinaire souligne sa contradiction interne: pour que leur affichage ait un sens, les «bombes» ont dû se soumettre aux règles communément admises de la grammaire et de l’orthographe. Or, la langue française incarne, jusque dans la moindre de ses virgules, la société d’exclusion saturée de stéréotypes de classe, de sexe et de race que le tract rejette explicitement. Si l’on veut vraiment «tout faire péter», rien n’est plus urgent que de démanteler le «bastion» de la langue française.

D’ailleurs, du point de vue des droits individuels, si l’une ou l’autre «bombe» exige que son genre soit fluide, c’est-à-dire qu’il épouse exactement les sinuosités changeantes de son ego, elle devrait a fortiori exiger de pouvoir écrire et parler comme elle le veut, avec ses propres mots, ceux qui, seuls, correspondent pleinement à sa personnalité au moment où elle écrit et parle. Mais ses positions et décisions ne vaudraient alors que pour elle seule et l’affichage du manifeste jaune n’aurait plus aucun sens.

Le collectif ne peut que se dissoudre au fur et à mesure que les «bombes» accomplissent leur destin individuel. Leur succès même, les libérant de toute obligation à l’égard de qui ou de quoi que ce soit, les détachera aussi les unes des autres. Le «nous» du Manifeste n’est qu’un artifice rhétorique trompeur. Il prétend vouloir la libération. Il n’atteint que l’isolement.

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