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Couronne et politique

Félicien Monnier
La Nation n° 2138 20 décembre 2019

Avertissement : la rédaction attire l’attention du lecteur sur le fait que le présent article dévoile des éléments-clefs de l’intrigue d’une très récente série télévisée.

La série télévisée «The Crown» raconte la vie de la reine de Grande-Bretagne Elisabeth II. Elle débute en 1947 par son mariage avec le prince Philippe de Grèce et de Danemark, l’actuel duc d’Edimbourg. Avant le début de la cérémonie à Westminster, Winston Churchill vole la vedette aux mariés en remontant l’allée centrale sur le cantique anglican «Jerusalem». Et l’assemblée de se lever pour saluer son héros. Couronnée en 1952, à l’âge de 25 ans, la jeune monarque règne encore sur un empire colonial comptant le Kenya, le Soudan, les Seychelles et Hong-Kong.

Netflix vient de publier la troisième saison. Elle couvre la période allant des élections générales de 1966 au jubilé d’argent de 1977.

En 25 ans, les temps ont bien changé et sont devenus moins propices. Les tensions sociales ont fait élire à la chambre une majorité travailliste. Au sein du gouvernement d’Harold Wilson siègent des républicains farouches pour lesquels la monarchie n’est qu’un reliquat de l’ancien monde, dont il convient de se débarrasser si possible en l’humiliant. C’est paradoxalement lorsqu’elle est attendue au tournant que la famille royale se met à faire un peu plus de politique.

Lorsque le président Johnson renâcle à prêter un milliard de dollars à une économie britannique exsangue, on compte sur la princesse Margaret, en voyage aux USA, pour redorer le blason de la Grande-Bretagne auprès des cousins d’outre-Atlantique. A l’issue d’une soirée épique à la Maison-Blanche, Johnson lâche son milliard. Après la catastrophe d’Aberfan qui voit un terril gallois s’effondrer sur une école et tuer 116 enfants, la famille royale réalise que devant les caméras une larme de la Reine essuyée au milieu des décombres vaut mieux que le meilleur des communiqués aux armes des Windsor.

Un épisode particulier, partiellement romancé, explicite la difficulté à laquelle se confronte le monarque lorsque lui ou sa famille se retrouve en porte-à-faux avec le Premier ministre. Une telle situation est naturelle. Mais le traitement que lui donne Elisabeth révèle la nature réelle de la fonction monarchique en Angleterre.

En 1965, sous la pression de son gouvernement, Harold Wilson limoge le dépensier chef d’État-major des Armées, commandant suprême des forces britanniques. Les travaillistes modérés y voient une coupe budgétaire bienvenue, les républicains un symbole fort. Car le chef d’État-major des armées n’est autre que Lord Louis Mountbatten, petit cousin de la reine Elisabeth, oncle maternel et père spirituel du prince Philippe, mentor du jeune Charles, futur prince de Galles. Ce pilier de la famille royale est au cœur de toutes les intrigues politiques du royaume. Mais il y a plus. Avec Montgomery et Churchill, il compte parmi les héros de la Seconde guerre. Les vétérans des camps japonais de Birmanie (ceux du film Le Pont de la rivière Kwaï) savent qu’ils lui doivent leur liberté. Il était alors commandant suprême des forces alliées pour l’Asie du Sud-Est. Son organisation de la partition de l’Inde en 1947, évitant autant que possible le bain de sang et écartant la guerre coloniale, l’a rendu célèbre et respecté sur la scène internationale.

La presse crie au scandale. Son limogeage se révèle une fausse bonne idée. La série nous fait alors entrer dans la légende, n’appuyant son scénario sur guère plus que des rumeurs et quelques lignes dans des mémoires. Cecil King, magnat de la presse et membre du comité directeur de la Banque d’Angleterre, aurait approché Mountbatten pour lui proposer de prendre la tête d’un coup d’état. La City craint la dévaluation de la livre, annoncée par le Premier ministre. Derrière cette dévaluation, l’élite britannique voit une métaphore de l’effondrement de l’Empire.

Dans la série, Mountbatten demande un temps de réflexion. Il se retire dans son château et lit. Comme le brillant officier qu’il est, il prend le temps d’apprécier la situation. Il convoque les comploteurs et leur expose les chances de succès de l’opération. Pour lui, elles sont presque nulles. L’échec du putsch d’Alger en 1961 lui sert notamment d’appui. Il ne se sent pas de taille à éviter l’embrasement du royaume, les forces ouvrières soutenant le gouvernement étant trop importantes. Rien ne lui assure l’obéissance de l’entier de l’armée et des forces de police.

Pour l’amiral Mountbatten, seul le soutien sans faille de la Reine pourrait peut-être assurer la réussite du coup d’État. Il se propose pour approcher Elisabeth.

Mais la Reine est bien éloignée de ces soucis. Après une série de défaites au champ de course d’Ascot, elle se trouve aux États-Unis en voyage d’étude auprès des haras les plus modernes. Un téléphone de son Premier ministre lui signale que des rumeurs de coup d’état, impliquant Mountbatten, commencent à se répandre. Il use d’une formule paradoxale mais rituelle: un complot se tramerait contre «le gouvernement démocratiquement élu gouvernant en votre nom». Wilson est ferme et lui signale que, si des membres de la famille royale devaient se préoccuper du «political business of the day», «des affaires politiques quotidiennes», il ne pourrait plus retenir les velléités abolitionnistes des républicains de son gouvernement.

La Reine rentre au pays et convoque Mountbatten. Il confirme avoir rencontré des gens à la Banque d’Angleterre, qu’il dit «horrifiés par ce qui arrive à notre pays. Une horreur que j’espère que vous partagez». La Reine répond: «Peut-être! Mais conspirer avec eux n’est pas la solution». On peut admettre que sur le fond elle partage l’appréciation politique de son cousin. A Mountbatten qui l’accuse de défendre un homme comme Wilson, elle répond qu’elle protège le Premier ministre, la constitution et la démocratie. Mountbatten rétorque que Wilson met la démocratie en danger. «Et il ne faudrait rien faire?». La Reine répond: «Oui. Ne rien faire est exactement ce que l’on fait», «and bide our time», «et attendre notre heure», «et attendre que le peuple élise un autre premier ministre. Ou non.»

Les mécaniques constitutionnelles anglaises sont subtiles. Peut-être même les continentaux que nous sommes ne seront-ils jamais aptes à les saisir dans leur intégralité. La suite de l’entretien nous éclaire un peu plus. Elisabeth sait que son cousin, chef naturel né pour le commandement, souffre du désœuvrement. Elle lui propose de déployer son énergie à l’intérieur de sa famille et rappelle combien elle-même, son fils Charles, son mari Philippe et sa belle-mère Alice, ont besoin de l’énergie et des conseils de leur dynamique parent. «Vous serez ainsi plus utile à la Couronne qu’en organisant des coups (d’État) anticonstitutionnels».

La référence de Netflix à la démocratie relève sans aucun doute possible de l’idéologie contemporaine. Dans tous les cas, les Anglais de 1967 n’entendaient-ils pas la démocratie comme aujourd’hui, où ils l’entendent probablement déjà différemment de nous. La démocratie britannique remonte, par certaines de ses institutions, à la Grande charte de 1215, fixant les rapports entre le Roi et ses barons. La Grande-Bretagne n’a pas connu son année 1789. Le parlement siégeait déjà avant les deux révolutions anglaises du XVIIe, qui s’apparentent bien plus à des régicides qu’à des changements de régime. 

Derrière la «démocratie» d’Elisabeth et Mountbatten, il faut entendre les «institutions».

Mais ce «gouvernement élu qui gouverne au nom de la Reine», d’où tire-t-il sa légitimité? De la couronne? Ou de la volonté populaire? D’aucun des deux, semble répondre Elisabeth, mais de la permanence des institutions constitutionnelles, dont elle a la charge. Il n’appartient à personne de bouleverser cette permanence. Le Roi a l’obligation de la préserver. Et le gouvernement en place doit s’y plier lorsqu’il n’est pas réélu. Fruits de la tradition, ces institutions ne prennent leur valeur et ne justifient leur existence que dans le temps long. Cet écoulement temporel leur fait vivre une manière de sédimentation, les couches se superposant les unes aux autres. La Reine, par son règne, mais surtout la famille royale incarnent cette sédimentation. Harold Wilson ne s’y trompe pas lorsqu’il refuse à la famille royale le «political business of the day». Le pouvoir de la Reine est d’une autre temporalité et d’un autre plan que celui des Chambres et du Cabinet.

En enjoignant Mountbatten de se concentrer sur sa famille, Elisabeth ne fait pas autre chose que de le faire passer d’un plan à un autre. Mais dont l’utilité à long terme au Royaume est plus grande que s’il se mêlait de politique.

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