Occident express 48
Il existe en Suisse une notion collective et bien ancrée de la démocratie. Beaucoup de mes concitoyens sont fiers de participer à ce modèle, tout à fait unique en son genre et souvent cité, de démocratie semi-directe. Pour la plupart d’entre eux, la démocratie, c’est ça: exercer son droit de vote avec régularité sur des sujets divers, élire son parlement et ses magistrats locaux. Aux esprits chagrins qui soulignent que la Suisse est l’un des pays les plus conservateurs et des plus stables du monde, ce qui tendrait à prouver que le vote n’y sert que de ciment pour un increvable statu quo, on répond que cette stabilité s’est accompagnée d’une prospérité et d’une paix sociale tout aussi proverbiales. En Serbie, la démocratie est un phénomène très différent, au point qu’on y devrait trouver un autre nom. Les années Miloševi?, par exemple, ont vu se multiplier les élections, contrairement à l’idée que l’on se fait d’une dictature. Et même si un grand nombre de ces élections étaient truquées et que les médias étaient aux ordres, l’offre électorale, contrairement à ce qu’on observe en Suisse, y était très variée. Plus que sur des personnes ou des programmes, les citoyens étaient appelés à se prononcer sur des visions, incompatibles entre elles, de ce qui devait constituer l’avenir du pays. Et malgré la dictature, c’est par les élections que les Serbes se sont libérés de Slobodan Miloševi?, exemple unique dans la région, et rare dans l’histoire. Ce qui tendrait à prouver que les Serbes sont naturellement démocrates, bien que n’ayant jamais connu de régime démocratique jusqu’à l’année 2000. Les Suisses, à ma connaissance, ne sont pas naturellement démocrates. Ils ne recherchent ni l’affrontement, ni le consensus, mais la stabilité, elle-même vitale pour leur survie, entourés qu’ils sont depuis des siècles par ces géants querelleurs et imprévisibles. Pour y parvenir, ils ont inventé un système d’une rare sophistication – et par ailleurs impossible à reproduire – qui permet à la société, tout en discutant constamment, de ne discuter de rien d’authentiquement fondamental. Les Serbes, eux, ne semblent vouloir discuter strictement que des sujets fondamentaux, par tous les moyens disponibles – urnes, assassinats ou dictature. Et c’est peut-être là que je vois une différence de fond: en Suisse, la démocratie est un système, en Serbie, c’est une mentalité.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- «On ne peut plus rien dire» – Editorial, Olivier Delacrétaz
- M2 + M3 +? – Yves Gerhard
- Pour une personnalisation de la politique – Olivier Klunge
- Jean-Luc persécuté – David Rouzeau
- Pour une défense aérienne crédible – Jean-François Pasche
- Bernanos et la «vague verte» – Jacques Perrin
- L’impôt heureux – Jean-François Cavin
- Le souci du lieu dans le roman contemporain – Jacques Perrin
- Un repas au Bellevue, ça n’a pas de prix – Le Coin du Ronchon