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Survivalisme bobo

Jacques Perrin
La Nation n° 2144 13 mars 2020

En Amérique du Nord, les groupes survivalistes se retirent dans quelque campagne perdue où ils entassent vivres, réserves d’eau, médicaments, armes et munitions, afin de se prémunir contre un effondrement de la civilisation. Leurs membres ne sont pas des agneaux, les journalistes les rangent à l’extrême-droite.

Comme nous essayons de comprendre les idées-clefs de la «vague verte», un roman post-effondriste de la Neuchâteloise Antoinette Rychner a retenu notre attention. Après le monde raconte l’histoire de bourgeois bohèmes devenus survivalistes malgré eux.

Antoinette Rychner, née en 1979, auteur de pièces de théâtre et mère de famille, a imaginé les événements narrés dans son livre après avoir lu Pablo Servigne, chef de file des effondristes français. A la suite d’une catastrophe survenue en 2022, deux amies, Christelle et Barbara, rédigent un compte-rendu des événements sous forme d’épopée, afin de digérer le passé et concevoir les épreuves à venir. Elles organisent des récitations publiques; Barbara lit les versets tandis que Christelle les psalmodie après les avoir appris par cœur.

Le livre comporte neuf chants narrés par un nous féminin pluriel (les hommes sont compris dans ce nous…) et vingt sections dont les titres portent des prénoms de femmes. Les rares personnages masculins, dont Olivier (mari de Christelle), Maël (fils de Barbara) et Bauer, militant des Frères Helvètes, ne brillent pas par leur intelligence.

Le lecteur se laisse prendre aux péripéties, impatient de connaître le futur de l’humanité et le sort des deux bardesses. Quant au contenu idéologique de l’ouvrage il n’est pas négligeable. L’écoféminisme et le convivialisme sont les piliers d’une renaissance possible au-delà de la barbarie. Antoinette Rychner frise le roman à thèse, mais une légère ironie et un goût pour les paysages neuchâtelois l’en préservent.

Le premier chant est consacré au passé récent (2018-2022). Les deux bourgeoises bohèmes «sensibilisées» à l’écologie et socialement «conscientisées» participaient à la dévastation du monde en consommant, mais l’anxiété les gagnait. Nous ne croyions pas ce que nous savions, disent-elles, passives face à la biodiversité en berne, aux canicules, aux inondations, à l’effet de serre, aux ressources finies… Et pourtant elles votaient à gauche, pratiquaient le yoga et le lâcher prise, tâtaient du véganisme et de la pleine conscience, condamnaient l’extrême-droite, les murs aux frontières, le commerce des armes et signaient huit à douze pétitions par semaine. Nous ne baptisions pas nos enfants, nous ne croyions pas en Dieu bien qu’imprégnées de culture chrétienne. Heureusement, elles savaient organiser des brunchs pour trouver du réconfort.

En 2022, un ouragan balaie la baie de San Francisco. 60’000 personnes meurent; des assurances font faillite. La crise s’étend au monde entier; les chaînes d’approvisionnement se rompent, les supermarchés se vident. En 2023 et 2024 alternent des phases de sauvagerie et de retour à l’ordre. Les gens se rassemblent par quartier, par famille, par ethnie. Barbara, Christelle et son mari Olivier fuient en Roumanie, puis reviennent dans le Jura neuchâtelois où La Chaux-de-Fonds est divisée en six «ménages» de 500 personnes. Les autorités politiques ont failli; certains territoires sont tenus par une milice identitaire, les Frères Helvètes. Des communautés se forment aussi sur la base de valeurs partagées, l’égalité, l’entraide, le don. Les bricoleurs, plus utiles que les anciens employés de bureau, y jouent un rôle en vue. La division du travail n’existe presque plus, la polyvalence est valorisée. Un sursaut de vitalité accroît le nombre des naissances.

Cependant le climat se dérègle toujours plus. Des luttes entre identitaires et communautés conviviales éclatent. Les anciennes élites capitalistes et les migrants servent de boucs-émissaires.

Vers 2030, certaines communautés survivent presque agréablement avec les moyens du bord. Nous avions fait marche arrière vers un passé nouveau, disent les bardesses, nous avions gagné au change, nous acceptions la finitude humaine. L’abondance exceptionnelle des années 2010 et l’indécent confort ne pouvaient durer. La médecine, privée de son appareillage technique, s’humanise; elle ne guérit pas toujours, mais soigne et apaise. L’espérance de vie est de cinquante ans. On se questionne, on débat, c’est mieux maintenant. Le féminin pluriel ne choque même plus les hommes …

Mais le mal insiste. Les rivalités féminines perdurent. Le «virilisme» à l’ancienne pose problème. Il est à la fois désapprouvé et utile. Le mari de Christelle s’est senti méprisé par sa femme parce qu’il a perdu une bagarre pour une paire de bottes. Désireux de regagner l’estime de Christelle, il tue un vieillard et lui vole un sac de pommes de terre. Les intellectuels sont toujours mal à l’aise avec les manuels. Faut-il accepter dans les communautés égalitaires les personnes n’en partageant pas les valeurs? Que faire des populistes et des identitaires? Léna, juge et lesbienne, se souvient avoir condamné en 2020 des émigrés du Niger qui avaient molesté un couple d’homosexuels âgés. Celui-ci offensait Allah en s’embrassant en public. En 2030, elle bannit quatre Frères Helvètes racistes, dont le fils de Barbara, lui même métis, qui ont tué des Erythréens. Ces deux situations la bouleversent. L’antiracisme excuse-t-il l’homophobie? La justice et l’hospitalité s’excluent-elles?

Rayhana, femme médecin, opère Jana, fille de Christelle et d’Olivier, d’une appendicite tournant en péritonite. Elle échoue, la petite meurt. Il n’y a plus de religion et les valeurs humanistes semblent tout à coup dérisoires aux yeux de Rayhana. Elle en appelle au Grand Tout, invente un rituel funéraire -comme si les rites pouvaient s’inventer- mais ce bricolage religieux n’apaise guère les parents.

18 ans après le décès de Jana, en 2049, c’est l’effroi. En Carélie du Nord, des esclaves démontent la carcasse d’un paquebot pour récupérer ce qui est utilisable. Christelle trouve la mort sur ce chantier après qu’une bande a massacré Barbara seule dans une cabane. L’Épopée des deux bardesses s’est transmise bien que les feuillets aient été déchirés et brûlés. Une Chinoise et une Finlandaise poursuivent l’œuvre.

L’avant-dernier chapitre transcrit le chant pour tenir, témoignage d’espoir, sorte de programme philosophico-utopique: Nous avons besoin de justice et de bien commun. La collaboration remplacera la concurrence. Nos destins s’enlaceront à nouveau à celles qui nous entourent : nos proches et nos amies, mais aussi l’ensemble de nos consœurs humaines. La critique du progrès technique est prônée. La lutte contre toutes les formes d’exclusion sera menée. Grâce à la culture démocratique de l’altérité, nous saurons en finir avec le désir infantile de devenir riche, célèbre ou puissante [...] nous saurons préserver nos rapports hommes-femmes afin d’empêcher le retour de toute domination [...]. Nous mourrons dans l’espérance de laisser [...] un patrimoine fertile, une Terre habitable, [...] des enfants soignés de notre narcissisme, de notre orgueil et de notre ignorance.

Rien de nouveau ou presque sous le soleil brûlant du réchauffement climatique: liberté, égalité, sororité. Mais la résurrection du bien commun et la lutte contre les pulsions nihilistes ont de quoi plaire, de même que la critique de l’emballement progressiste, le désir de transmettre et le souci du lieu de vie.

Grâce à une imagination informée et une ambivalence revendiquée – les gentils de l’histoire ne sont pas parfaits – Antoinette Rychner dépeint notre monde fragile et saturé d’objets, où les nécessités de la survie réduiraient les nations et la politique à presque rien.

L’auteur accueille ceux qui frappent à la porte: la femme, l’homosexuel, le migrant, le militant avide d’entraide, mais que deviendront les hommes pleins de testostérone, les Blancs, les vieux, les hétérosexuels, les chrétiens? Les ennemis de naguère auront-ils une place dans ce monde meilleur? Faudra-t-il un effondrement total pour parvenir à cette utopie? Ce serait cher payé.

Au cours des siècles, les utopies ont engendré des malheurs inouïs, sans jamais nous délivrer du mal.

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