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L’armée suisse en danger?

Félicien Monnier
La Nation n° 2145 27 mars 2020

Le Conseil fédéral s’est octroyé la liberté de mobiliser jusqu’à 8’000 militaires. Nos quatre bataillons hôpital ainsi que cinq compagnies sanitaires auront terminé leur entrée en service à l’heure où nous mettons sous presse. Le commandement des opérations a de plus prolongé de deux semaines le cours de répétition d’un bataillon de police militaire afin de venir en appui au Corps des gardes-frontière. Les soldats d’infanterie en service long devraient en outre bientôt relever certaines polices cantonales dans leurs tâches de protection des ambassades. Ces mesures immédiates laissent de la marge et ne suffisent pas à atteindre le plafond de 8’000 hommes. On peut en déduire que l’état-major de l’armée envisage d’autres cas liés à une éventuelle prolongation de la crise, ou à un durcissement des mesures de confinement.

Le gros de la population et des médias salue la rapidité avec laquelle l’armée suisse s’est rendue disponible. On découvre avec effarement que près de 2’000 personnes se sont déclarées volontaires pour servir sous l’uniforme. La presse relaie le grand professionnalisme de nos soldats, leur motivation et leur ardeur à la tâche. Il faut se réjouir de ces éloges. Mais certains signes assombrissent le tableau.

Une crise ne suffit pas toujours à effacer l’idéologie. Si le Parti socialiste suisse a fini par revenir sur sa récente volonté de supprimer l’armée, il maintient dans son programme que l’armée suisse ne doit pas être une armée de défense. Les Verts quant à eux conservent l’abolition de l’armée comme un but final. De manière générale, la gauche soutient avec ardeur le service civil. Elle le fait non pas d’abord pour son utilité propre, mais bien pour sa composante idéologique fondamentale: la légitimation de l’objection de conscience. Elle n’est autre que la liberté de refuser de servir militairement, soit jusqu’au sacrifice suprême s’il le faut, fardée de morale individualiste. 

Il faut dès lors nuancer sérieusement l’enthousiasme de la RTS annonçant que les militaires et les civilistes font «front commun pour renforcer les hôpitaux»1. Les 4’112 civilistes évoqués font partie intégrante du dispositif hospitalier antérieur à la crise, de l’aveu même de M. Christoph Hartmann, directeur de l’Office fédéral du service civil2. Par ce fait même, ils ne peuvent en rien soulager le personnel soignant face au virus. Une telle affirmation de la part de la RTS doit être condamnée en ce qu’elle fait croire à tort à la population qu’un secours viendra de ces 4’112 personnes. Il demeurerait, il est vrai, le solde des civilistes actuellement engagés dans d’autres domaines que la santé. Ceux-ci pourraient en théorie être réaffectés à des tâches de soins. Leur nombre n’a toutefois pas été communiqué au public. Il convient de ne pas le surestimer, de même que les moyens dont ils disposent. C’est bien l’armée fédérale et les protections civiles cantonales qui, à ce jour, viennent soulager les hôpitaux et EMS.

Pour le conseiller national vert neuchâtelois Fabien Fivaz, cité par Le Temps du 19 mars 2020, le recours à l’armée contre le coronavirus révèle surtout qu’elle ne serait utile que dans un cadre civil: «Une fois cet épisode passé, il sera indispensable de faire le bilan pour voir ce qu’il vaut la peine de conserver, et ce qui est dispensable.» Le syllogisme est parfaitement faux et témoigne d’un répugnant aveuglement, sinon de malhonnêteté intellectuelle. En gros, pour Monsieur le conseiller national, le fait que l’armée soit utilisée pour lutter contre une épidémie démontrerait qu’il n’y aura plus jamais de conflits armés en Europe de l’Ouest, ou de nécessités de recourir à une armée robuste. A l’automne dernier, 4’000 soldats ont été exercés à sécuriser les aéroports de Kloten et Cointrin en cas de menace terroriste de haut niveau. Ils ont engagé des véhicules blindés, comme l’exigeait la menace. Cela aussi est-il dispensable? Bien sûr que non.

Ces considérations sont lourdes de menaces pour notre armée. Au sortir de la crise, la tentation sera grande pour la gauche, assistée de certains libéraux, de défendre un service citoyen universel fondé sur le libre choix entre un service civil et un service militaire relégué à des tâches policières.

Nous devrons rappeler alors que si l’armée peut être aussi réactive aujourd’hui, c’est précisément parce qu’elle se prépare à faire face à la pire des crises: la guerre. Se relevant des fourvoiements des dividendes de la paix des années 1990, elle a récemment remis sur pied un système de mobilisation. Ce nouveau dispositif porte ses fruits aujourd’hui.

Mais il y a plus. Que les 4’112 civilistes ne soulagent rien – car déjà utilisés – démontre la faiblesse, en cas de crise majeure, d’un système de libre choix. Notre époque rêve d’utilité immédiate. Fabien Fivaz ne dit rien d’autre. L’utilité de l’armée devrait, selon lui, être perceptible et tangible hic et nunc. Pourtant, si une chaîne de commandement fonctionne – du commandant en chef au soldat – c’est d’abord parce que le temps a fait son œuvre. Les états-majors se sont entraînés, individuellement puis en cascade. Ils ont appris de leurs erreurs et parfait leurs processus. La troupe a entraîné chacun de ces procédés et les a répétés, en adéquation avec les exigences de l’échelon supérieur. De même, les carrières militaires se sont construites. Il faut au moins quarante ans pour faire une brigade mécanisée, parce que chaque génération de chefs doit être formée par des chef eux-mêmes expérimentés. Il en va de même pour un bataillon hôpital.

Confrontés à de tels horizons temporels, il faut accepter de ne pouvoir anticiper toutes les menaces, et admettre qu’il faille aussi se préparer aux plus dangereuses. Les crises les plus improbables sont souvent les plus imprévisibles.

Si l’armée suisse est utile aujourd’hui, c’est parce que nos pères s’entraînaient  à la mobilisation générale dans les années 1980, et que les commandants des compagnies sanitaires, bientôt engagées au CHUV ou aux HUG, ont suivi l’Ecole centrale, qui existe depuis 18183. La crise se prépare, le courant normal se subit. En mélangeant les deux par un service citoyen, la pente sera toujours défavorable à l’armée. On oubliera la préparation au pire pour jouir du sentiment réconfortant de l’immédiate utilité quotidienne.

Notes:

1  www.rts.ch, du 21 mars 2020 à 18h58, «Militaires et civilistes font front commun pour renforcer les hôpitaux».

2  «Point presse coronavirus» de l’administration fédérale du 21 mars 2020.

3  «L’armée fédérale de 1815 à 1914», in Histoire militaire de la Suisse, cahier n°12, Berne 1921, p. 23.

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