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Un chantier monstrueux

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1997 11 juillet 2014

C’est un véritable bouleversement économique et humain qu’annonce l’initiative pour une caisse publique, un bouleversement imposé directement aux entreprises privées d’assurance-maladie, à leurs directeurs, à leurs cadres et à leurs milliers d’employés, et indirectement aux médecins, aux hôpitaux et à leur personnel soignant, aux pharmaciens… et aux assurés, c’est-à-dire à tout le monde. Le coût financier de ce bouleversement est estimé à 1,8 milliard.

Ne pensons pas que les acteurs du changement, les cantons, la Confédération, les assurances, les employés et leurs syndicats se préparent activement à collaborer en bonne entente et dans la seule perspective de mettre en œuvre le contenu de l’initiative! Il faut au contraire prévoir que ça partira dans tous les sens.

Les soixante et une caisses appelées à se fondre dans une seule n’ont pas la même dimension, elles ne sont pas faites sur le même modèle, elles n’ont pas la même histoire. Elles n’ont pas la même approche comptable, ni la même informatique. Leurs employés n’ont pas le même statut.

Les unes sont conduites comme des services administratifs, d’autres comme de vraies entreprises, avec de vrais patrons. Ces derniers n’apprécieront guère de se voir spoliés du fruit de leurs efforts, versé dans une caisse unique qui brassera vingt-huit milliards et dont le contrôle leur échappera.

Chaque caisse va jouer son jeu: comment sauver ce qui peut l’être? Comment échapper au couperet qui la menace du haut en bas de sa hiérarchie? Comment freiner la marche des opérations? Il faut s’attendre à une résistance acharnée, à des procrastinations renouvelées, à des procès interminables, à des recours à la chaîne.

La résistance ne sera pas moindre à un niveau inférieur. En théorie, les différentes «cultures d’entreprise» feront place à une seule. En réalité, la «culture» d’une entreprise modifie en profondeur la psychologie de ses employés, leur rapport à l’autorité, au travail et à sa finalité. Elle engendre des habitudes qui subsisteront et qui, sous forme de résistance passive ou active, entreront en conflit avec la culture officielle.

On a entendu que personne ne serait licencié; on a aussi entendu le contraire. Au vrai, personne n’en sait rien. Dans un cas comme dans l’autre, de nombreuses filiales et antennes seront délocalisées, et avec elles leurs collaborateurs. Les syndicats se battront pour l’empêcher, même s’ils soutiennent l’initiative aujourd’hui.

Sur le plan matériel, l’investissement sera énorme: formation des employés, nouveaux locaux et bâtiments, renouvellement et unification du parc informatique. Cette dernière question constituera à elle seule un chantier de longue haleine, car chaque grande caisse a développé des outils logiciels complexes voués à résoudre ses problèmes spécifiques. Il faudra probablement concevoir à neuf un programme unique. Il n’est pas absurde d’envisager l’un de ces échecs grandioses de l’informatique de masse, dont les pouvoirs publics nous ont déjà fourni plus d’un exemple.

Durant ce gigantesque chassé-croisé, il ne faudra pas moins assurer au jour le jour le travail ordinaire, le contrôle des primes et des rentes, la vérification annuelle d’environ huitante millions de factures de médecins et de pharmaciens, la justification des ordonnances. En principe, ce travail prend l’entier du temps des employés. La coexistence durable de ces deux chantiers est-elle seulement possible? Elle n’a pas fait l’objet de la moindre description: pas la moindre évaluation du nombre des heures supplémentaires, des burn out, des démissions et des retards voire des blocages dans la gestion des dossiers.

Le temps que prendra cette mutation sera long: dix ans selon les partisans de la caisse publique, plus selon les opposants. Il faut s’attendre à ce que le projet lui-même se modifie au cours de sa mise en œuvre, en fonction notamment de ses premiers effets constatables.

Et puis, le monde politique ne va pas cesser de tourner. On peut prévoir que, pour faire pression sur les responsables du chantier et tout autant pour servir les intérêts électoraux des partis, mainte initiative sera lancée au cours de ces dix ou quinze ans. On peut imaginer une initiative du parti démocrate-chrétien qui visera à fonctionnariser les généralistes pour assurer la présence de médecins de famille sur tout le territoire fédéral; ou une initiative des libéraux-radicaux pour relancer la médecine en réseau; ou une de l’extrême-gauche pour le calcul des primes en fonction du revenu; ou l’assurance bio «Je mange bien, je paie moins» des écolos; ou celle de l’UDC soustrayant les sans-papiers aux bienfaits de l’assurance de base; les auteurs de l’initiative pour la caisse publique pourraient même la doubler d’une initiative exigeant sa mise en œuvre immédiate, voire la tripler d’une autre étendant les avantages des complémentaires à tous les assurés. Ça ne mange jamais que le pain des autres.

Nous ne disons pas que l’initiative est inapplicable, nous disons que le projet sur lequel on va voter ne sera pas celui qu’on trouvera à l’arrivée. Et nous disons surtout que ce monstre informe, affreux, immense et privé de lumière introduira un déséquilibre permanent dans le monde des assurances, nous imposant une chaîne indéfinie de réformes, chacune censée obvier aux tares de la précédente.

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