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Contre l’incertitude

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2045 27 mai 2016

Notre époque est celle de toutes les incertitudes. Naguère encore, par exemple, distinguer la droite et la gauche permettait une lecture grossière mais relativement certaine du jeu politique. La droite était, en gros, fédéraliste, fidèle à la souveraineté suisse et à la neutralité armée. Son cheval de bataille était la liberté du commerce et de l’entreprise, mais elle reconnaissait l’importance du dialogue syndical. Elle acceptait que le marché soit cadré par nos intérêts politiques. Elle était conservatrice sur les sujets dits «sociétaux». La gauche était internationaliste et centralisatrice. Elle rejetait l’armée et la neutralité. En matière économique et écologique, elle était favorable à la planification collective autoritaire. En matière morale, elle était individualiste et permissive. Les deux pôles se définissaient l’un par l’autre.

Aujourd’hui, si la gauche reste fidèle à ses erreurs, la droite a bien changé, en tout cas la droite libérale, radicale et démo-chrétienne. Les questions de société ne l’intéressent plus. En ce domaine, elle se plie à la pensée dominante. Elle est devenue managériale et mondialiste. Les frontières, le fédéralisme, l’armée, les accords paritaires ne sont plus que des entraves au marché libre, l’héritage encombrant et coûteux d’un passé révolu. Ce brassage idéologique ne contribue pas à la compréhension des débats et des décisions parlementaires.

Complétons le tableau des incertitudes en mentionnant quelques curiosités, les écologistes réactionnaires de gauche, les centralisateurs de droite de l’aile helvétiste de l’UDC, les libéraux- radicaux qui tendent la main à l’Etat, la gauche élitiste du Département de la formation et les grands bourgeois de l’élite socialiste endogame de Lausanne.

Incertitudes quant au sort de l’agriculture, de l’armée et de nos ressources énergétiques, quant à nos relations avec l’Europe, à notre avenir économique et monétaire, aux conséquences d’une immigration illimitée, au reflux d’une Eglise ouverte à tous vents de doctrine, à notre maîtrise ambiguë de la nature, y compris de la vie humaine.

Ces incertitudes principales, et combien d’autres secondaires, rendent le monde moins lisible. Elles engendrent la peur et le ressentiment, déchirent le tissu social, isolent les individus. Elles créent un désordre où l’on peine à distinguer le vrai du faux: il vient même un moment où ce désordre est tel que la note juste ne fait qu’ajouter à la cacophonie générale.

L’adolescent qui se prépare à entrer dans la vie active avance dans la brume épaisse des incertitudes essentielles. A première vue, pourtant, on fait beaucoup pour lui. Les innombrables ouvertures professionnelles offertes par l’orientation, par exemple, ou les «passerelles» qui lui permettent en tout temps de sauter d’une voie à l’autre ont été conçues pour qu’il puisse trouver exactement la voie qui lui convient. Mais cette pléthore même rend son choix difficile, difficulté qui s’accroît de ce qu’on lui répète qu’il changera plusieurs fois de métier au cours de sa vie.

Il en va de même en matière amoureuse, où beaucoup de jeunes, tout en se mettant très tôt en couple, répugnent à s’engager une fois pour toutes. On ne sait jamais: et si quelque chose ou quelqu’un de mieux se présentait plus tard? Cette crainte de l’engagement se retrouve en toute chose et prend parfois des formes caricaturales, comme l’incapacité chronique de décider une demi-heure avant si je vais au Mad, à la fête de la jeunesse, au bord du lac ou si je reste chez moi.

L’incertitude crée l’indifférence. Elle amortit l’élan de la jeunesse. Elle inspire des projets sans force et sans lendemain. Elle annonce des vies décevantes.

Assurément, les incertitudes fondamentales qui tourmentent chacun – notre vie, notre mort, notre raison d’être au monde – ont toujours existé. Mais les certitudes de la vie ordinaire ont notamment pour fonction de cadrer ces incertitudes existentielles. Elles les mettent en relief et à distance. Il y a bien des années, nous avions étudié à Valeyres La partie et le tout, ouvrage où le physicien Werner Heisenberg exposait les grandes lignes de son principe d’incertitude. La discussion avait dévié assez loin du sujet, sur la question de savoir si l’incertitude n’était pas le lieu propre de la liberté et la seule façon d’échapper au déterminisme. Nous conclûmes que c’était le contraire. Un certain socle de certitudes rend seul possible l’exercice de la liberté, qui doit être soutenue et orientée, alors que l’incertitude la disperse aux quatre vents du désir immédiat, casse les perspectives politiques à long terme, inspire un discours sceptique et rend l’action inefficace.

On peut lutter contre l’esprit d’incertitude à la manière des partis «profilés», qui proposent des explications globales et des solutions simples aux malheurs du monde. A court terme, le besoin de certitude s’en trouve certes satisfait – ce qui se manifeste par d’étonnants succès électoraux – mais on y sacrifie trop souvent les éléments fondamentaux d’une politique durable.

Aux incertitudes, on opposera avec plus de raison les certitudes du bon sens et de l’évidence. Mais est-ce suffisant? L’évidence se limite à ce qu’on voit, entend ou touche. Et le bon sens, sorte de réalisme utilitaire, n’est que la partie la plus physique de notre intelligence. Vertu éminente du quotidien, le bon sens est de peu d’utilité pour atteindre le fond des choses.

Les incertitudes ne disparaissent jamais complètement. On les éloigne, comme on pratique une trouée dans un bois sombre. Mais c’est toujours à recommencer. «Si vous mettez vos idées au frigidaire, disait M. Regamey, elles vont prendre un goût.» Il faut continuellement revenir aux choses et aux événements concrets, remonter aux principes qui les meuvent. Il faut se tenir constamment en position de réception, tant la réalité est plus riche que la philosophie la plus complète.

La certitude vient rarement comme un éclair. C’est plutôt une patiente mise en place d’éléments connus. Il y faut pas mal d’obstination. A notre niveau et avec nos moyens, au rythme bimensuel de La Nation, hebdomadaire de nos Mercredis, annuel du camp de Valeyres, nous allons à la pêche aux certitudes. Et, de temps en temps, on fait une jolie prise.

L’incertitude, «cette sacrée incertitude» comme disait Gilles, nous Vaudois la connaissons bien. En luttant contre elle, sur le plan de la langue, des mœurs, des institutions, de la compréhension des lois, de la connaissance de notre peuple, de notre histoire et de notre géographie, ce n’est pas seulement contre une évolution regrettable de la société que nous luttons. C’est contre nos pesanteurs intimes.

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