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Pépites modernes

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2050 5 août 2016

Le modèle social traditionnel, disons, pour faire simple, celui d’avant 1968, était organisé en fonction principale de la perpétuation de la société. Cet ensemble de normes sociales assez strict était satisfaisant pour la plus grande partie de la population, masse stable et relativement docile. Sortir des normes était possible, mais le prix était élevé.

Quand le modèle se mit à vaciller, on vit apparaître toutes sortes de réalités qui, pour cause de non-conformité, avaient été refoulées dans les marges de la société et de notre conscience.

L’éducation, par exemple, avait traditionnellement pour but de pourvoir l’enfant des connaissances qui lui permettraient de jouer à son tour son rôle d’adulte: exercer un métier utile et convenablement rémunéré, fonder une famille structurée, stable et féconde, éduquer la génération suivante… et ainsi de suite.

Les parents enseignaient à leurs enfants ce qu’on leur avait enseigné quand ils étaient petits. Des formules- clefs leur permettaient de régler, ou d’esquiver, des situations et des questions délicates: «on ne fait pas ceci», «on a toujours fait comme ça», «on respecte les grandes personnes», «on ne parle pas la bouche pleine» et, la plus efficace de toutes, répondant à tous les pourquoi, «parce que!». On s’intéressait à l’aspect formel des règles plus qu’aux mécanismes profonds que l’éducation mettait en œuvre chez l’enfant.

Quand les parents durent suppléer le modèle défaillant, ils prirent conscience de ces mécanismes, mouvements mystérieux de l’âme et du corps qui font passer l’enfant des sons inarticulés au langage et de la reptation à la marche, qui suscitent l’apparition de la conscience de soi, l’acquisition de la langue, du jugement et du raisonnement: autant de phénomènes insaisissables et poétiques qui s’offraient à leur juste admiration et qu’avaient ignorés les générations précédentes.

Le modèle traditionnel faisait du mariage stable et exclusif le milieu propre de la procréation et de l’éducation. Corollairement, une naissance hors mariage constituait un scandale qui éclaboussait toute la famille de la «fille-mère» et du «bâtard». La vulgarité de ces termes confirmait qu’il s’agissait de personnes intrinsèquement méprisables. Ces personnes étaient rejetées de la société et le droit (notamment en matière de filiation et de succession) confirmait leur non-existence sociale.

L’affaiblissement du modèle matrimonial, mais aussi la pilule anticonceptionnelle et la libéralisation de l’avortement bouleversèrent le statut de la mère célibataire. Désormais, elle est perçue comme une femme courageuse qui n’a pas avorté alors qu’elle l’aurait pu sans difficulté, qui affronte ses responsabilités sans y être contrainte par la nécessité. On l’admire pour cela, à raison.

Pensons encore au handicapé mental. Il occupait une place marginale dans le modèle. On ne le traitait pas forcément mal. Mais on le laissait souvent en jachère, comme une terre infertile. Ces dernières décennies, le souci d’égalité poussa la société à s’intéresser de plus près à ses laissés-pour-compte. Chez le handicapé, on décela des possibilités d’évolution et d’autonomie insoupçonnées auparavant. On développa des méthodes d’éducation originales, où les parents et les éducateurs travaillaient en étroite collaboration. On arriva à le socialiser, à le valoriser avec un travail rémunéré. Ce salaire, si faible soit-il, est capital pour le handicapé, car il lui prouve que la société a besoin de lui.

Nous noircissons un peu la société traditionnelle. Ces réalités n’étaient évidemment pas inconnues à l'époque. Mais on les percevait de loin et comme à travers une brume, ce qui nous dispensait de trop nous en préoccuper. Le monde d’aujourd’hui les a formulées précisément et mises en valeur. Il en a fait des éléments de notre civilisation.

Mais voilà que le glissement de terrain idéologique qui nous avait découvert ces pépites cachées est si profond et si puissant qu’il finit par les emporter elles aussi.

La conscience des prodiges accomplis par l’enfant paralyse de nombreux parents, incapables de sanctionner la petite merveille blonde sans se sentir coupables. Et l’on s’intéresse désormais moins aux finalités de l’éducation qu’aux subtilités de la méthode. On vise moins la transmission par les enseignants que la découverte par les élèves. Cinquante années de réformes scolaires en Pays de Vaud illustrent caricaturalement cette dérive.

L’acceptation de la mère célibataire et la reconnaissance juridique de l’enfant né hors-mariage va de pair avec un abaissement de la signification du mariage proprement dit. Plus d’une femme «a fait son bébé toute seule», comme dit la chanson, non parce que le père refusait de prendre ses responsabilités, mais simplement parce qu’elle-même n’avait pas envie d’avoir un encombrant géniteur dans les pattes. L’enfant ne peut que souffrir de cette carence parentale.

Quant aux handicapés, on s’est mis en tête de les intégrer tous dans les écoles ordinaires, sans se préoccuper des désagréments qui peuvent survenir, tant pour l’enseignant, contraint de conduire parallèlement deux formes de pédagogie, que pour le reste de la classe, freiné, et pour le handicapé lui-même, livré à un monde mouvant et bousculé qui n’est pas forcément le sien. Toute réserve, même fortement argumentée, même provenant de parents d’un handicapé, se heurte à un mur de certitude égalitaire.

Sous peine de disparaître, une communauté politique doit être structurée par des mœurs, ces comportements sociaux contraignants pour tous et considérés par tous comme bénéfiques. Privée de mœurs, elle n’est plus qu’une masse informe et discontinue dans le temps et dans l’espace, morcelée en individus moins autonomes qu’isolés, opaque à elle-même, illisible pour le généalogiste, l’historien, le sociologue et même le simple citoyen.

Ce serait une tâche essentielle de nos politiciens que de préserver celles de nos mœurs qui subsistent et de réhabiliter celles qui semblent encore assimilables par la population d’aujourd’hui. Il faut sans doute qu’il s’en crée aussi de nouvelles pour remplacer celles qui ne sont plus vécues.

Ce qui est sûr, c’est que les mœurs conservées, retrouvées ou créées devront incorporer ces pépites cachées que la déconfiture de l’ordre ancien a portées à la lumière et que nous ne pouvons ni ne voulons plus ignorer.

D’où l’impossibilité d’être purement et simplement réactionnaire.

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