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Le Parlement et la Constitution, du 9 février au 21 septembre

Félicien Monnier
La Nation n° 2055 14 octobre 2016

Le 21 septembre 2016, le Conseil national votait la loi d’application de l’initiative contre l’immigration de masse. Cette date risque fort de rester dans les mémoires comme le jour où le Parlement a, en pleine conscience et volonté, violé la Constitution fédérale. Le contraire ne dépend plus aujourd’hui que du Conseil des Etats.

Les débats ne manqueront pas de continuer. Il s’impose de réagir. Nous reprenons ici certains des arguments développés par Mme Cesla Amarelle, rapporteur de la commission des institutions politiques. Ils ont légitimé le vote du Conseil national. Présentés avec un aplomb tout dogmatique, ils sont à notre avis parfaitement discutables, sinon faux.

Primauté du droit international

Ouvrant les débats à la tribune, Mme Amarelle a annoncé la couleur: «N’étant pas convaincue par le projet du Conseil fédéral basé sur une clause de sauvegarde, la commission a élaboré son propre concept sur une base d’eurocompatibilité»1. L’Yverdonnoise continue: «[…] la commission était face à un choix absolument cornélien: soit elle mettait l’accent sur la gestion autonome de l’immigration […] en faisant prévaloir l’article 121a de la Constitution, soit elle misait sur une solution eurocompatible qui place les intérêts économiques globaux au centre du projet et qui, dès lors, soit compatible avec l’accord sur la libre circulation des personnes.»

Autrement-dit, la commission, puis le Conseil national, ont fait primer les bilatérales dans leur état actuel sur un texte constitutionnel plus jeune.

Le droit suisse ne connaît pas de règles de conflit pour trancher entre la Constitution et le droit international. La doctrine considère que, lorsqu’il est impossible d’interpréter l’initiative de manière conforme au droit international, le traité doit être amendé ou dénoncé2. Aujourd’hui toutefois, le caractère dénonçable de certains traités est remis en question. Des auteurs parlent de «droit international impératif de facto » pour évoquer des traités dont la dénonciation est juridiquement possible, mais politiquement très délicate. Ils invoquent autant le maintien de relations diplomatiques que des questions de fond, liées aux droits de l’homme essentiellement. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et le pacte ONU II sur les droits civils et politiques sont généralement cités en exemple.

Le 21 septembre, le Conseil national a considéré que l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) ne pouvait faire l'objet ni d'une renégociation ni d'une dénonciation. En d’autres termes, la moitié du Parlement a pris un très important virage dans sa conception de la souveraineté de la Confédération et des Cantons. La presse nous dépeint un Parlement de droite, mais d’une droite libérale avant tout, attentive surtout aux questions économiques. La Chambre basse a très nettement placé les bilatérales au-dessus de la Constitution fédérale. Mme Amarelle n’a pas dit autre chose en décrivant l’ALCP comme «un accord capital pour notre pays». L’importance économique de ce traité est réelle. Cela ne suffit pas encore à le propulser au rang constitutionnel, alors que la seule majorité du peuple l’a accepté.

Une importance démesurée a été donnée – par interprétation littérale cette fois – à la date butoir des trois ans suivant le vote (art. 197 ch. 11 Cst. féd.). Une solution constitutionnelle sur le fond mais plus tardive eût été moins grave qu’une solution anticonstitutionnelle à temps. Cet empressement révèle que la majorité du Parlement ne souhaitait dès le début pas d’une renégociation des bilatérales. Le Brexit du 23 juin n’a même pas pesé dans la balance. Par sa probable influence sur les négociations, il aurait sans aucun doute justifié une suspension des débats. Le vote anglais est survenu durant les débats en commission. Cela n’empêche pas Mme Amarelle de se plaindre de ne pas avoir eu assez de temps pour approfondir toutes les questions.

Interprétation de la Constitution

Mme Amarelle a par ailleurs donné au Conseil national un cours d’interprétation juridique. Invoquant le caractère insuffisamment clair de la disposition constitutionnelle, elle en a appelé à d’autres méthodes d’interprétation (systématique, historique, téléologique) que la stricte interprétation littérale. Elle cherchait, disait-elle en reprenant la terminologie du Tribunal fédéral, à dégager «la véritable portée de la norme». Eliminer le texte clair pour le contredire par les autres méthodes est un vieux truc argumentatif. Contrairement à elle, nous considérons que le texte est en l’espèce clair, et que les autres méthodes rejoignent ce sens littéral. Elles l’englobent et confirment sa portée.

La phrase «La Suisse gère de manière autonome l’immigration des étrangers» (art. 121a al. 1 Cst féd.) ne supporte guère la discussion. Est autonome, auto- nomos, celui qui fixe sa propre norme. Un accord international en matière de libre-circulation limite par définition cette autonomie, nous faisant entrer dans un régime d’hétéro-nomie.

Mme Amarelle a beau jeu d’invoquer la dimension programmatique de la Constitution: «La Constitution est plus ouverte, moins déterminée que la loi. En dehors des dispositions institutionnelles qui doivent être précises, la Constitution contient des règles fixant des objectifs, des politiques publiques qui doivent être concrétisées bien plus qu’interprétées.» On tombe des nues. Mme Amarelle, en une phrase, vient de (re)créer l’initiative populaire rédigée en termes généraux, qui n’existe pas en droit fédéral. Mieux! Elle a été abrogée expressément en votation populaire en 2009, sur proposition des Chambres elles-mêmes et sans avoir jamais été utilisée. Et le Parlement suit aveuglément. Cela n’est pas sans laisser songeur.

Il se peut évidemment que la Constitution ne soit pas très claire. Mais l'affirmer en général est faux. Cela donne au Parlement un pouvoir disproportionné qui ne correspond ni à la lettre, ni à l’esprit de nos institutions. Si par malheur un texte constitutionnel suscite un important débat dans sa compréhension, la perspective dans laquelle il doit être interprété est celle de la souveraineté. Si des traités peuvent être préservés, tant mieux. Cela n’est pas une obligation. Cette perspective seule assure et conforte la liberté politique de la communauté. Par ricochet, elle assure dans le temps long le fonctionnement de nos institutions, expression de cette même souveraineté.

«Princeps legibus solutus est»3

Pour Mme Amarelle, le raisonnement ne s’arrête pas à l’importance des bilatérales. Le cœur du débat porte sur l’obligation faite au souverain – le peuple et les Cantons – et indirectement au Parlement de respecter le droit international. «Le principe pacta sunt servanda est un principe capital pour un pays souverain.» Cela est vrai, les traités, comme les contrats, doivent être respectés par leurs Etats signataires. Mais cette obligation concerne son administration, pas son autorité souveraine. Cela reviendrait à donner à l’ordre international un caractère absolument figé, ou évoluant de lui-même, sans le concours des Etats. Ils composent pourtant cet ordre international. La vérité est que la sortie d’un traité doit être envisagée dès sa conclusion comme une issue hautement probable. Tout traité doit être dénonçable.

Nous considérons que le peuple et les cantons ne sont pas un «organe de l’Etat». L’une des forces de la démocratie directe est de faire du Parlement un exécutant du souverain. La responsabilité finale incombe au peuple et aux cantons, qui subiront dans leur chair leurs éventuelles erreurs. A eux d’en assumer les conséquences, diplomatiques et économiques.

En Suisse, l’Assemblée fédérale ne peut être dissoute. Cela est la marque de la confiance concédée aux autorités. Le 21 septembre, en suivant une argumentation juridique rejetant l’idée même de liberté politique, le Conseil national a violé cette confiance.

Notes:

1 Les extraits des débats sont disponibles sur le site du Parlement (www.parlement.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-videos?TranscriptId=204328), objet 16.027.

2 Lammers Guillaume, La démocratie directe et le droit international, Prise en compte des obligations internationales de la Confédération et participation populaire à la politique extérieure, Thèse, Lausanne 2015, p. 187ss. Nous nous limitons à renvoyer au principe. Nous sommes, d’un point de vue politique, loin de rejoindre l’auteur lorsqu’il défend l’idée d’une «constitutionnalité parallèle» de certains traités internationaux.

3 «Le Prince est délié des lois». Cet axiome de droit romain développé par le juriste Ulpien résume et fonde la théorie de la souveraineté en Europe depuis près de deux mille ans.

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