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Maîtrise de l’orthographe

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1858 13 mars 2009
«Il faut absolument simplifier l’orthographe», déclare M. André Chervel dans Le Matin Dimanche du 4 janvier. Ce linguiste français constate que les élèves, y compris les étudiants, maîtrisent de plus en plus mal l’orthographe. en 1996, le Ministère de l’éducation nationale française a conduit une recherche sur des élèves de 12 à 14 ans. Comparés à ceux des années vingt, ils ont fait 2,5 fois plus de fautes sur les mêmes textes. et la dégradation va s’accélérant. Voilà pour le constat. M. Chervel suppose, non sans raison, qu’il en va de même dans les cantons suisses francophones.

Dans Le Matin Dimanche du 25 janvier 2009, Mme Marinette Matthey lui fait écho et plaide elle aussi pour la simplification: «Aujourd’hui, on se rend compte que l’orthographe que nous possédons est indigne du XXIe siècle: elle est trop baroque, trop compliquée à assimiler pour les élèves.» Qui est «on»?

M. Chervel explique ce constat par l’introduction dans le programme de nouvelles disciplines qui réduisent le temps consacré à l’acquisition de l’orthographe, ainsi que par la tolérance croissante des enseignants à l’égard des fautes. C’est que les plus jeunes d’entre eux sont eux-mêmes victimes de l’évolution et maîtrisent généralement moins bien cette discipline que leurs anciens.

Ajoutons que la maîtrise de l’orthographe est inséparable du drill. Or le drill répugne aux pédagogues officiels, persuadés qu’ils sont qu’il suffit de comprendre pour apprendre.

Personne ne maîtrise complètement l’orthographe, à part les grands champions des concours orthographiques. Et même eux rencontrent, aux bords extrêmes de leur maîtrise, des éléments objectivement incertains, sujets perpétuels de contestation. Si fossé il y a, il se trouve entre ceux qui en savent assez pour se rendre compte quand ils ne savent pas et conservent un dictionnaire à portée de main, et ceux qui écrivent comme ça vient, sans même penser qu’ils courent d’effroyables risques orthographiques et grammaticaux.

M. Chervel propose notamment de simplifier la formation des pluriels et de supprimer les doubles consonnes inutiles pour la prononciation, comme dans collègue ou difficile, ainsi que les lettres grecques, les «y» et les «h» après les «t» ou les «r»: «On écrirait une ipotèse, une bibliotèque, une biciclette, une cronique, un daufin […] en abandonnant tout souci de l’étymologie.»

Abandonner le souci de l’étymologie, c’est ouvrir la porte aux «Paca», «racarom», «brunch», «coopétition», «flexicurité» et autres «extimité» (1). On éprouve un malaise physique et moral à émettre ces assemblages de sons sans histoire, sans goût ni moût, sans vie.

Sa nouvelle orthographe, M. Chervel prétend l’enseigner à l’ancienne, si l’on ose dire. Il veut «réhabiliter la notion d’exercice». Attitude louable en principe, déplacée en l’occurrence. Car certains n’accepteront pas les nouvelles règles, d’autres pas tout de suite, d’autres encore ne les comprendront qu’à moitié. Or, il faut une confiance imperturbable dans la longévité des règles d’une langue pour se donner la peine de les enseigner et, plus encore, de les apprendre. Quel enseignant acceptera d’imposer aux élèves un biribi destiné à leur faire apprendre une orthographe constamment menacée de changement? Et quel élève s’y pliera?

Mais ça ne s’arrête pas là. L’orthographe chervelienne n’ayant pas encore conféré à la langue française la précision et la pureté d’un théorème, chacun se sentira porté à y aller lui aussi de sa petite réforme. Pourquoi ne pas gagner un supplément de rationalité – et, qui sait? de notoriété – en écrivant, par exemple, ipotéz, bibliotec, biciclét, cronic et dofin? Et pourquoi se limiter à l’ortograf? Pourquoi la gramér et la sintax ne bénéficieraient-elles pas elles aussi de cette simplification qui les rendrait à nouveau maîtrisables? On croit n’enlever qu’une maille inutile ou bizarre, et c’est bientôt le tricot tout entier qui se défait.

Une vraie évolution, résultat progressif d’une maturation intérieure, respecte le rythme de la chose réformée. Or la langue est extraordinairement stable, fixée par la pratique qui la réaffirme constamment, par les textes littéraires qui la portent à sa perfection, par les dictionnaires et les manuels. A l’échelle de l’individu, elle n’évolue qu’imperceptiblement. depuis ses débuts scolaires, le soussigné n’a vécu, à ce qu’il lui semble, que deux réformes naturelles du vocabulaire ambiant: la clef est devenue une clé, et la grand’mère est devenue une grand-mère. Ajoutons à cela que la cuiller a à peu près disparu. C’est lent, c’est embêtant pour les réformateurs pressés, mais c’est un fait.

Il nous semble que l’approche de M. Chervel n’est pas tant pédagogique qu’idéologique. Il se préoccupe moins de la langue française et de sa transmission que des menaces qui planent sur l’égalité des élèves. La maîtrise de l’orthographe est devenue selon lui un facteur inacceptable d’élitisme et de discrimination. Elle introduit une fracture sociale entre ceux qui la maîtrisent et les autres.

En l’écoutant, on croirait entendre les auteurs de Maîtrise du français, cette méthode qui sévit depuis trop longtemps dans l’Ecole vaudoise. Tous ces gens qui veulent rénover la langue sont faits du même bois: ce ne sont ni des écrivains, ni des acteurs de théâtre, ni des enseignants, mais des pédagogues sans élèves, des idéologues du troisième cycle et des linguistes racornis par l’abstraction.

Eux aussi invoquaient des motifs égalitaires: ne pas privilégier un langage par rapport aux autres, donner au langage des rues la même dignité qu’à celui des gens cultivés. Ils parlaient de l’«idéologie du bon langage». Ils voulaient combler le fossé entre les enfants des familles privilégiées et les autres.

Ils l’ont en réalité agrandi et approfondi, ce fossé. Leur refus de désigner un français de référence a avantagé les élèves des familles privilégiées, qui pouvaient compléter les lacunes de la méthode par le travail à domicile, la lecture et les cours d’appui. Quant aux autres, ils se trouvaient enfermés dans la prétendue légitimité de leur langage basique, et plus que jamais privés de tout accès à la littérature, à la poésie, à la philosophie.

Dans une interview de Femina du 10 juin 2007, M. Christophe Calame, lui-même enseignant, remarquait que «les fautes d’orthographe sont toujours honteuses, comme une tache sur un vêtement. Vous ne pouvez espérer être crédible ou même plaire en faisant des fautes d’orthographe. (…) Les fautes de français sont stigmatisantes pour (les) élèves. Elles discréditent les individus qui les commettent.» M. Calame abordait donc lui aussi la question orthographique du point de vue de l’intérêt des élèves les plus faibles, mais pour conclure, à l’inverse de M. Chervel ou de Mme Matthey, à la nécessité de conserver l’orthographe telle qu’elle existe et de l’enseigner rigoureusement.

Au fond, ces simplifications de l’orthographe sont de même nature que toutes les unifications de principes que de savantissimes docteurs nous imposent sous des prétextes utilitaires ou idéologiques: unification des lois, fusion des communes, des entreprises, des nations, des doctrines et des croyances. C’est l’idée prométhéenne que l’homme peut maîtriser entièrement le monde. nous ne partageons pas cette idée.

Notre langue n’est pas un simple outil à notre disposition. C’est un monde qui nous dépasse de tous les côtés et dans lequel nous entrons à titre d’invités et de collaborateurs. La maîtriser consiste à en connaître les règles, à en aimer la beauté, à en déguster les étrangetés, à en accepter les aspects arbitraires ou incompréhensibles et à nous soumettre joyeusement et profitablement à l’ensemble. La maîtrise de sa langue n’est jamais qu’un aspect de la maîtrise de soi-même.


NOTES:

1) «Paca» désigne la région Provence-Côte d’azur; «racarom» signifie rassemblement catéchétique romand; «brunch» est une contraction de breakfast et de lunch; «coopétition» mêle coopération et compétition, c’est une création de Charles Kleiber, de même que «flexicurité» (flexibilité et sécurité); «extimité» désigne la diffusion sur internet des secrets qu’on ne veut révéler à personne.

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