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La Pologne et le principe des nationalités

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1873 9 octobre 2009
Le franchissement de la frontière germano- polonaise est une expérience singulière: il n’y a plus de contrôle, et les bâtiments des douanes désaffectés sont en voie de démembrement pour faire place à la toute nouvelle autoroute qui fonce en direction de Cracovie à travers la Silésie. La Neisse enjambée, la ville de Görlitz devient Zgorzelec; les stations d’essence arborent des noms nouveaux, les publicités de bière offrent des produits inconnus. Inutile de parler allemand: le pompiste ne vous comprend pas – ou feint de ne pas vous comprendre. On est dans un autre monde, alors que la frontière politique, bientôt physiquement effacée, a été plus facile à passer que celle qui sépare Saint- Gingolph de Saint-Gingolph.

Quinze jours passés dans ce pays laissent le souvenir d’un Etat-nation puissamment unifié autour d’une langue et d’une religion. Les minorités paraissent négligeables, d’autant plus que la Pologne n’est pas actuellement atteinte par les flux migratoires qui déferlent sur les pays riches de l’Europe occidentale. La religion catholique est omniprésente: à Lublin, en sortant de mon hôtel, j’avise au loin une manifestation qui déroulait une interminable cohorte sur l’artère principale de la ville. En approchant: «Tiens, pensai-je, il y a même des curés qui protestent.» Or c’était le départ de quelque deux à trois mille pèlerins qui s’apprêtaient à marcher pendant deux semaines, pour aller rejoindre d’autres milliers de coreligionnaires au sanctuaire de Częstochowa, partis eux aussi de toutes les provinces de la Pologne. Autre singularité: les églises sont pleines, non de touristes en shorts, bardés d’appareils photographiques, mais de fidèles de tous âges qui prient, se confessent, assistent aux offices – et pas seulement le dimanche.

La religion déborde jusque sur les timbres-poste en glorifiant le souvenir de quelque saint au geste d’apôtre conquérant. Les billets de banque exhibent de terribles rois barbus de légende médiévale qui semblent sortis d’un opéra de Moussorgski ou d’un film d’Eisenstein. C’est qu’on a le culte des héros, en Pologne: des avenues, des places, des statues équestres célèbrent l’heureux souvenir du maréchal Piłsudski, chef de l’Etat de 1926 à 1935, qui ne fut pas un démocrate modèle… Les avenues anciennement Lénine sont désormais dédiées au général Anders, héros du Mont Cassin, commandant en chef des forces polonaises alliées, anticommuniste viscéral qui refusa de collaborer avec le régime d’après-guerre. L’anticommunisme s’exprime aussi par la gratitude due à Solidarność: des rues, des monuments, des expositions le rappellent. Le pape jean-Paul II est omniprésent, mais aussi le père Popiełuszko, ce prêtre assassiné par la police secrète en 1984, qui vient de faire l’objet d’un film soutenu par une publicité appuyée. Toujours dans le domaine cinématographique, Andrzej Wajda a récemment signé un Katyń, chef-d’oeuvre ignoré hors de son pays, parce que le sujet dérange la bien-pensance installée outre Oder.

Les rayons des librairies croulent sous l’abondance des livres d’histoire. Le dernier en date est un luxueux album de grand format, truffé de documents, de photographies d’époque, de témoignages. Son titre, Polska była pierwsza, est surmonté d’un dapeau national déchiqueté, mais qui continue à flotter fièrement: La Pologne fut la première; le livre raconte la chronologie des quatre derniers mois de 1939. C’était il y a septante ans. La Pologne est un pays martyr, cette évidence frappe le visiteur dans le grand comme dans le détail: dans la banlieue d’une ville radieuse, voici un ancien camp de concentration, soigné comme un jardin; à l’entrée d’un château médiéval, des photos dénoncent l’anéantissement du ghetto voisin; au fond de ce vieil arsenal, des plaques commémoratives rappellent que des otages furent fusillés; des bâtiments ruinés abandonnés à leur sort, des quartiers rasés demeurés à l’état de terrains vagues, des impacts de balles encore visibles témoignent de la violence de combats déjà anciens. Quel contraste avec les centres historiques minutieusement reconstitués, présentés comme des témoignages du glorieux passé de la Pologne. De la Pologne? Un peu à l’écart, sur une façade desquamée, on déchiffre les lettres gothiques de l’enseigne d’un coiffeur: Friseur, dans cet allemand du XVIIIe siècle si francophile. Ailleurs une plaque d’égout très lisible indique sa provenance, au-dessous du nom du fabricant: Königsberg i. Pr. Königsberg in Preußen! Ce nom fait rêver. De ce beau port de la Baltique, il reste un pont monumental, la cathédrale (récemment reconstruite) perdue au milieu de nulle part, et la statue de Kant. Tout le reste a été détruit par l’Armée rouge entre février et avril 1945. A la place, les Soviétiques ont bâti une ville dans le goût de ce qui se faisait à l’époque et l’ont rebaptisée Kaliningrad, pour honorer la mémoire de Mikhaïl Kalinine (1875-1946), président du Praesidium du Soviet suprême de l’URSS de 1938 à sa mort.

Comment en est-on arrivé là? Par l’application du principe des nationalités. Ce principe se définit par la reconnaissance pour chaque nation au droit de vivre librement sur un territoire clairement reconnu, et donc au droit de créer un Etat indépendant. Cette idéologie, apparemment équitable et généreuse, a ébranlé au XIXe siècle les empires d’Europe centrale, de la Finlande au sud des Balkans. Au XXe siècle, elle a triomphé avec une brutalité effarante, brisant définitivement des équilibres ethniques multiséculaires. L’Etat polonais moderne a été créé en 1919 au traité de Versailles, selon des frontières discutables qui maintenaient ou créaient des problèmes de minorités, sans compter qu’elles désarrimaient la Prusse orientale de la métropole, dans le but de donner un accès maritime à la Pologne (le fameux «Corridor de Dantzig»). Dans Les Conséquences politiques de la paix, publié en 1920, Jacques Bainville avait jeté un regard prophétique sur cette situation: «Accroupie au milieu de l’Europe comme un animal méchant, l’Allemagne n’a qu’une griffe à étendre pour réunir de nouveau l’îlot de Koenigsberg. Dans ce signe, les prochains malheurs de la Pologne et de l’Europe sont inscrits.»

En 1938, Dantzig était un port prospère, habité par 395000 Allemands et quelques milliers de Polonais. A l’extrémité orientale du pays, Białystok était peuplée à 70% de Juifs: la langue dominante était le yiddisch. De cela, il ne reste rien: Hitler a éliminé les Juifs, persécuté les Polonais. En 1945, 3500000 Allemands fuiront les Russes vers l’Ouest. Les accords de Potsdam signés le 2 août 1945 par les Alliés en expulseront autant de leurs foyers. Dans des villes aussi magnifiques que Wrocław/Breslau ou Gdańsk/Dantzig, restituées patiemment à leur éclat originel par les Polonais, il n’y a pas d’habitants de souche. Ils ont été chassés. La Pologne est aujourd’hui un pays homogène; le prix à payer a été exorbitant.

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  • «Pour des campagnes de votation équitables» – Julien Le Fort
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  • Le bonheur à l’Hermitage – Jean-François Cavin
  • «Nuit des longs couteaux» à la sauce helvétique – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Il a osé – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • Pour des féries législatives – Félicien Monnier
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