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Les minarets entre l’égalité et la réalité

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1878 18 décembre 2009
L’initiative sur les minarets a joué un rôle de révélateur à plus d’un titre. Nous n’avons pas fini d’en parler. Il n’était notamment pas prévu que la population résiste aussi vigoureusement à l’argumentation des opposants, principalement fondée sur l’égalité et la non-discrimination.

Certes, les partisans se sont efforcés eux aussi de se concilier le grand fétiche égalitaire en dénonçant, au nom des «valeurs républicaines», le statut inférieur de la femme dans la religion islamique. Mais même si cette argumentation féministe a ému un certain nombre de femmes, le vote nous paraît surtout dû au refus de placer les moeurs musulmanes sur pied d’égalité avec les nôtres. Ces moeurs nous demeurent totalement étrangères, lors même que des musulmans ont acquis la nationalité suisse et que des Suisses de souche se sont convertis à l’islam. Le principe égalitaire a été battu dans cette affaire. Et c’est ce qui choque le monde officiel.

Dans son fond, le principe d’égalité est contraire à l’appartenance à une communauté, nationale ou autre. L’appartenance engendre une différence significative entre celui qui en est et celui qui n’en est pas, ce qui entraîne un statut privilégié pour le premier et une exclusion partielle ou totale pour l’autre. C’est déjà vrai pour une association régie par les articles 60 et suivants du Code civil. C’est encore plus vrai pour une famille. C’est vrai pour l’Eglise. C’est vrai pour une nation. L’exclusion ne relève pas du mépris pour la personne d’autrui, mais du fait que le statut de membre entraîne l’acceptation d’un ensemble cohérent de devoirs et de droits que le membre assume, ce qui justifie son statut privilégié.

L’universalisme abstrait de l’égalité n’a pas de place pour l’appartenance communautaire. C’est trop peu dire: il la condamne comme illogique, bestiale et responsable des conflits de tout genre qui meurtrissent l’humanité.

Du point de vue des «valeurs» égalitaires, la personne humaine n’est que conscience et volonté. Elle n’a pas de corps et sa nation pas de territoire. Il est révélateur que l’Union européenne, lieu par excellence du discours sur les valeurs, ne se reconnaisse pas de frontières territoriales fixes. L’union s’étend à tous les peuples qui adoptent formellement ses valeurs égalitaires et démocratiques: après la Turquie, ce sera la Russie, puis l’Afrique du Nord et ainsi de suite. L’appartenance selon les valeurs ne peut être que mondiale.

Ainsi donc, le citoyen moyen, dont le corps occupe tout de même une certaine place et la nation un certain territoire, est contraint de penser ces réalités quotidiennes en marge des valeurs égalitaires qui inspirent les discours officiels. Quand nous disons «en marge», nous ferions mieux de dire «contre», car l’idéologie ne se connaît pas de marges, elle s’étend à toute chose et à toute personne.

Intellectuellement, d’ailleurs, ledit citoyen moyen partage ces valeurs, au moins par défaut, n’en ayant pas d’autres à disposition (sauf s’il lit La Nation!). Il se trouve déchiré entre elles et son sentiment profond d’appartenir à un être collectif menacé. Honteux d’éprouver avec tant de force ces pulsions qu’il réprouve, il ne se dévoile que les fenêtres fermées et entre amis. Et tant pis pour les sondages!

Les craintes obscures et les passions troubles qu’on a reproché aux auteurs de l’initiative de réveiller correspondent à des choses justes et profondes. C’est qu’à force d’être reclus, le sentiment d’appartenance à une communauté de moeurs pourrit sur le coeur. Il engendre la rancoeur, le désir de vengeance et le mépris. Pour qu’une personne ose le manifester publiquement et passer par-dessus les barrières des conventions, il faut que ce sentiment se mue en passion sous l’effet d’un discours politique mobilisateur. L’UDC excelle à tenir ce discours, qui a pour cette fois dépassé les frontières de la Confédération.

C’est dans ces moments-là que l’amour du pays risque de se muer en une certitude forcenée de sa supériorité absolue; que le désir légitime d’autonomie engendre le soupçon permanent, voire la haine, à l’égard de tout étranger, considéré a priori comme un ennemi en puissance; que la crainte justifiée face aux menaces d’invasion ou d’acculturation se dévoie en une militarisation de la société. On a vu l’explosion terrifiante de la Yougoslavie lorsqu’elle fut débarrassée du joug de l’idéologie égalitaire communiste.

Les Suisses n’en sont pas là. La démocratie directe – dont l’effet cathartique devrait être examiné plus à fond par les politologues et les commentateurs politiques – leur a permis d’exprimer leur volonté d’une manière plus civilisée. Il est symptomatique que les sondages des journaux français et allemands aient donné des pourcentages de rejet des minarets autrement plus élevés que les résultats du 29 novembre.

La Suisse, en train de sombrer dans l’inexistence politique et morale, a rappelé aux autres Etats et surtout à ses autorités qu’elle existe. C’est une retombée collatérale heureuse de cette votation. Mais le caractère essentiellement passionnel de la réaction populaire fait douter que son effet dure très longtemps.

Nous disions plus haut que le principe d’égalité avait été battu. Ce n’est que partiellement exact. Comme nous n’avons cessé de le dénoncer, l’égalitarisme n’était pas absent du discours des partisans de l’initiative. Niant implicitement les différences cantonales en matière religieuse, l’initiative triomphante prive les cantons de la compétence de gérer leurs rapports avec les communautés musulmanes qui vivent sur leur territoire. Indépendamment des suites possibles, cette spoliation d’une compétence qu’ils sont seuls aptes à assumer d’une façon réaliste est en soi une perte irréparable pour les cantons. Du point de vue fédéraliste, c’est l’égalité qui a gagné contre la réalité.

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