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Douaumont

Jacques Perrin
La Nation n° 1959 25 janvier 2013

Ici, nous vivons en sécurité et dans l’abondance. Nous nous demandons cependant si les soubassements du Pays de Vaud sont encore solides. Et si tout s’effondrait? Et s’il fallait souffrir? Et s’il fallait finir? Nous voulons nous accrocher à des certitudes intellectuelles. Peut-être devons-nous de temps à autre nous laisser guider par nos émotions.

En l’espace de quelques semaines, nous avons été secoués deux fois. D’abord, le 20 novembre, nous avons entendu à la salle du Métropole la Passion selon saint Matthieu, interprétée par l’OCL et l’ensemble vocal de Lausanne, dirigés par Michel Corboz. Les 3 et 4 décembre, nous avons parcouru avec une classe d’adolescents les champs de bataille près de Verdun, dans le département de la Meuse.

En ces deux occasions, la même émotion profonde nous submerge. Nous sommes au bord des larmes, mais nous nous retenons, car un homme ne pleure pas. Nous éprouvons une sorte de tristesse allègre ou de joie apitoyée, comme on voudra. Qu’y a-t-il de commun entre la Passion et la Grande Guerre, outre les chorals que la foule berlinoise entonna le premier jour de la mobilisation?

Une analogie se dessine.

D’un côté, le sacrifice absolu, le don total: trahi par Judas, renié par Pierre, battu, moqué, sous les crachats des brutes, doutant même de son Père, le Dieu qui s’est fait homme trouve une mort ignominieuse pour racheter nos péchés.

De l’autre, à Verdun, un autre sacrifice, moins pur, relatif, discutable: des centaines de milliers de soldats meurent pour la France, ou le Reich allemand, ou peut-être la démocratie et la liberté des peuples, si l’on songe aux combattants américains.

Sans doute la plupart des soldats n’ont-ils pas laissé leur vie pour une idée. Ils sont morts résignés, pour ne pas perdre la face, parce qu’il le fallait, pour rester côte à côte avec les camarades de tranchée, vaille que vaille.

Dans une civilisation dominée par les échanges marchands, la technique et le divertissement (personne ne mourrait pour l’UE, la Banque mondiale ou Apple), le don de soi surprend et émeut. Il est possible de se dévouer sans autre perspective que la mort. Une force venue des temps bibliques, à l’œuvre dans les tranchées, a poussé les hommes au-delà de leur condition. Ils ont sacrifié leur vie; ces sacrifices ont eu lieu dans une Europe morte le 11 novembre 1918, qui ne renaîtra pas, mais qui nous porte et nous inspire encore.

«Notre vie est un voyage, dans l’hiver et dans la nuit, nous cherchons notre passage, sous le ciel, où rien ne luit»: Cette chanson des gardes suisses, mise en exergue par Céline dans Voyage au bout de la nuit, nous revient en mémoire ce 3 décembre quand notre bus, après avoir suivi la Voie sacrée luisante de pluie, parvient dans l’obscurité profonde à la congrégation des sœurs de saint Joseph de saint Marc, à Benoîte-Vaux (diocèse de Verdun), où nos élèves seront logés.

Nous aussi, nous cherchons un sens à ce que nous vivons dans la paix vaudoise et le souvenir du conflit qui a rendu le continent européen exsangue.

Tôt le matin du 4, un curé lorrain d’aspect bernanosien, avec ses yeux très bleus et ses larges épaules, sert le café puis présente le lieu aux adolescents.

Nous partons pour la ville de Verdun, puis visitons les tranchées de Vauquois en Argonne; nous apercevons la côte 304 et le Mort-Homme, hauts lieux de combats meurtriers. Ensuite, c’est le village fantôme de Fleury-devant-Douaumont, la visite du fort et enfin l’Ossuaire où reposent les restes de 130000 combattants non identifiés. Il a l’aspect d’une épée fichée en terre jusqu’à la garde. Les murs en sont couverts de plaques commémoratives apposées par des privés ou des associations d’anciens des multiples régiments et bataillons engagés à Verdun de février à novembre 1916, durant la «noria».

Ce qui frappe d’entrée, ce sont les patronymes et prénoms bien français, les Charles, les Louis, les Albert. Nous repérons soudain les noms d’un père et de ses quatre fils, tous «morts pour la France». Ici, pas de Kevin, de Dylan, d’Ethan ou de Jonathan. Ceux-ci gisent au cimetière américain de Romagne-sous-Montfaucon, bichonné par une équipe permanente de vingt jardiniers. Les croix (et quelques étoiles de David) en marbre de Carrare sont plantées sur un gazon ras, parfaitement vert et bordé d’arbres majestueux impeccablement taillés. À la magnificence de ce lieu, on comprend qui est devenu le maître en 1918. L’Amérique a supplanté les empires coloniaux français et britanniques.

À Douaumont, le problème de l’immigration se pose soudain sous un autre angle. Un monument a été érigé en 2006 en l’honneur des 70000 soldats musulmans morts pour la France. Sur la plaque de bronze à l’entrée du fort, on apprend que, le 24 octobre 1916, un bataillon de sénégalais et deux compagnies de tirailleurs somalis renforçaient le fameux régiment d’infanterie coloniale du Maroc, le plus décoré de France, lors de la reprise du fort1 aux Allemands. Le RICM, qui reçut à cette occasion la légion d’honneur, était en fait formé de fusiliers bretons, normands, auvergnats, parisiens, bref de métropolitains. Ce qui n’enlève rien au fait que l’engagement de soldats des colonies, la «force noire» du général Mangin, a créé une dette qui demeure aujourd’hui.

Du côté allemand, c’est la fin de l’ancien Régime. Les troupes sont encore ancrées dans de petits royaumes. Les Bavarois du Corps alpin rôdent autour de Verdun. Dans le fort de Douaumont sont inhumées 679 jeunes recrues identifiées sur plus de mille hommes tués à la suite d’une explosion accidentelle dans une réserve de grenades et d’huile pour lance-flammes. Elles appartenaient aux régiments des grenadiers brandebourgeois de la garde du roi.

Christ est ressuscité. Et ceux qui sont tombés à Douaumont, le sont-ils? Le Christ l’a dit: il est avec eux, et avec nous, jusqu’à la fin du monde. Et nous aussi sommes avec eux, pour un peu de temps.

Notes:

1 «On a repris Douaumont!», telle est la phrase mythique que le lieutenant Maréchal (Jean Gabin) lâche devant un public de prisonniers français dans la Grande illusion, film immortel de Jean Renoir, ancien chasseur alpin blessé en 1915. Alors un soldat anglais déguisé en «girl» pour le spectacle entonne la Marseillaise, reprise immédiatement par toute l’assemblée. L’ignoble chant révolutionnaire acquiert alors une tout autre dimension (qu’il avait d’ailleurs déjà prise dans le Lied de Schumann sur un poème de Heinrich Heine, die beiden Grenadiere).

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