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Un mécanisme de maximalisation

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2076 4 août 2017

En présentant à l’Assemblée nationale, le 26 novembre 1974, son projet de loi légalisant l’interruption volontaire de grossesse, Simone Veil ne se fondait pas sur un quelconque «droit de la femme à l’avortement». Elle voulait débloquer une situation qu’elle jugeait inacceptable, où la loi était ouvertement bafouée par de nombreux médecins, cliniques et organismes sociaux, où la répression était devenue si lacunaire que les condamnations résiduelles en devenaient arbitraires, où les tribunaux condamnaient principalement des femmes ignorant les nombreuses possibilités de tourner la loi ou trop pauvres pour y recourir. Mme Veil accompagnait son projet de diverses aides aux centres d’accueil pour les mères en difficulté durant les périodes précédant et suivant l’accouchement, ainsi que d’une pénalisation des incitations à avorter. Son discours d’apparence équilibrée, mêlant le raisonnement et la compassion, convainquit l’Assemblée.

En quelques années, l’équilibre apparent disparut. Les choses évoluèrent, toujours dans le même sens d’une banalisation de l’avortement. La même Assemblée décidait en 2014 que l’avortement était un «droit fondamental» et, en février 2017, que «l’entrave numérique à l’avortement» – par quoi il faut entendre la publication, par des sites opposés à l’avortement, d’appréciations scientifiques divergeant de la doctrine officielle – était punissable. On est loin du discours de 1974, ou peut-être pas tellement.

On constate une évolution semblable dans le traitement de l’objection de conscience en Suisse. On a commencé par poser des exigences presque impossibles à satisfaire. Pour obtenir son statut d’objecteur, le réfractaire devrait rendre crédible aux yeux de ses juges qu’il était déchiré par un «grave conflit de conscience» opposant son désir impérieux de servir le pays et son incapacité morale de porter une arme.

Au fil des années et des procès, le statut ne cessa de s’élargir et la jurisprudence de s’avachir. Pour «faire une fin» (comme s’il était possible de faire une fin avec ce genre de problème!), on introduisit un service civil «fondé sur la preuve par l’acte». Il serait non seulement une fois et demie plus long, mais encore, prétendaient ses partisans contre toute vraisemblance, aussi pénible à accomplir que le service militaire. Aujourd’hui, nous sommes pratiquement dans un système de libre choix. Il y a tant de «civilistes» qu’on ne sait plus comment les occuper et que cela commence à poser des problèmes d’effectifs à l’armée.

Nous nous risquons à prédire une évolution semblable à propos de l’«espace de consommation sécurisé» lausannois, ce local discret et éloigné du centre où les toxicomanes devraient pouvoir consommer dans de bonnes conditions sanitaires. Il est prévu qu’ils apportent eux-mêmes leurs produits. Mais dans peu de temps, on «découvrira» que ceux-ci sont d’une qualité exécrable. Alors, dans le même souci sanitaire, les autorités assureront le contrôle de la qualité. Puis elles jugeront plus expédient de fournir elles-mêmes les produits. D’autres villes vaudoises suivront peut-être l’exemple. Alors, on exigera, sous prétexte de cohérence juridique, que les autorités cantonales lâchent la bride et que le parlement fédéral libéralise la vente et la consommation.

Les trois cas ne sont certes pas de même nature ni de même importance, mais on y relève à chaque fois un mécanisme de maximalisation identique.

Dans chaque cas, il y a la transgression d’un principe que la société considérait comme inviolable: l’enfant à naître est une personne humaine dont la vie doit être protégée; le pays doit être défendu contre l’ennemi et chaque homme en état de servir y contribue par le service militaire; toute contribution de l’Etat à la consommation brouille le message de lutte contre la drogue et affaiblit ces trois «piliers» traditionnels que sont la prévention, la répression et la réhabilitation.

Dans chaque cas, il y a un problème moral découlant de l’application concrète du principe: l’injustice d’une répression inégalitaire et la détresse de femmes placées dans une situation sans issue; les tourments de l’objecteur de conscience contraint à un choix impossible; le risque mortel que son manque d’hygiène fait courir au toxicomane et à ses proches.

Dans chaque cas, le problème moral est doublé d’une pression idéologique. Discrète, voire inconsciente au début, cette pression finit par prendre toute la place. Pour les mouvements féministes, l’avortement n’est plus l’ultime et dramatique ressource d’une femme désespérée, mais le symbole de la lutte féministe contre la société et la famille patriarcales. Pour les antimilitaristes, le service civil n’est plus une reconnaissance de l’honorabilité1 de l’objecteur, mais l’occasion décisive de supprimer l’obligation de servir. En ce qui concerne la drogue, la pression vient simultanément des libertaires, d’une gauche aveuglément angélique et de groupes internationaux pas très nets.

Dans chaque cas, enfin, la proposition est accueillie comme un moindre mal par les élus bourgeois et leurs partis. Naguère opposés par conformisme social et moral, ils sont prêts à se rallier et à brader le principe, au fond pour les mêmes motifs de commodité morale. De toute façon, à leurs yeux, les questions de principe sont réservées aux philosophes et autres ratiocineurs ignorant les vicissitudes de la vie réelle. Poussés par un reste de mauvaise conscience, ils assortissent leur reculade de toutes sortes de cautèles qui rassurent l’électeur, mais partiront en fumée tôt après le vote.

L’ennui, c’est que, bafoué ou nié, le principe n’en subsiste pas moins, dans les choses et dans les esprits. La tension, grandissant à chaque étape entre lui et les nouvelles lois et pratiques, engendre de nouveaux problèmes, de nouvelles injustices… et de nouvelles reculades.

Notes:

1  Si honorable que soit un objecteur, il le sera toujours moins que n’importe quel soldat faisant son service, mais c’est une autre question.

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