Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Un portrait des bolchéviques en Suisse

Bertil Galland
La Nation n° 2082 27 octobre 2017

Les Editions de l’Aire frappent un grand coup, en cette rentrée d’automne, avec 600 pages sur les bolchéviques en Suisse, depuis les séjours de Lénine jusqu’au business de l’URSS au temps de la guerre froide. Aucune publication ne nous avait fait pénétrer en cette approche globale dans l’intimité de nos communistes, tels Jules Humbert-Droz, André Muret ou Jean Vincent, qui appelaient Moscou leur maison ou «le centre». Près du Kremlin, au temps du Komintern, les cadres venus de loin logeaient impérativement à l’Hôtel Lux.

L’auteur, mon confrère de presse Alain Campiotti, se défend d’avoir écrit un ouvrage d’historien. Mais c’est bien par des décennies de recherches d’archives et d’interviews qu’il a scruté, en contexte helvétique, cette extraordinaire somme d’endoctrinements individuels et de luttes, le plus souvent secrètes, qui ont accompagné les bouleversements politiques du XXe siècle, deux guerres mondiales et des tragédies de masse. Nous trouvons parmi des épisodes en cascade, à l’échelle vaudoise, deux assassinats à Lausanne ou, plus paisiblement, une bibliothèque Roubakine qui attira des intellectuels russes comme un havre à Baugy-sur-Clarens. On peut lire en rouge ou en noir cette épopée qui s’étend sur trois continents.

La Révolution soviétique que couva la Suisse à sa façon est devenue la passion et l’objet d’études d’un journaliste exigeant. Enrichi par ses séjours de correspondant en Chine et aux Etats-Unis, Campiotti nous offre aujourd’hui un portrait foisonnant du milieu russo-helvétique qui se mit au service d’une stratégie mondiale. Ce groupe, à l’intérieur de nos frontières, était aussi allemand ou roumain, lié à une avant-garde des beaux-arts par le mouvement dada qui, de Zurich, essaima à Paris et à New York. Entre La Chaux-de-Fonds et Lausanne ou de Genève à Berne, les cadres militants se sont démenés sous les directives du Kremlin. Maintes connivences plus ou moins amicales furent nouées. On s’appelait par prénoms ou sobriquets qui exigent des lecteurs de ce livre une bonne mémoire. On appelait Lénine le Vieux et Koba c’était Staline. Ces liens se déchirèrent en trahisons, tortures et liquidations au gré des variantes doctrinales ou selon les tempêtes du centre. Comme autant de polars, les séquences de Campiotti nous entraînent outre-Atlantique avec Marcel Duchamp ou à la suite d’un poète boxeur né à Lausanne, Arthur Cravan, qui traversa l’océan avec Trotski. Nous tombons au Mexique où ce dernier sera tué à coups de piolet, dans l’Espagne en guerre civile et jusqu’en Chine où le Neuchâtelois Reynold Thiel, agissant sous des identités diverses, gérera en 1954 les intérêts soviétiques. Les Russes connaissaient la Suisse, selon leur expression, comme «une pension de famille», mais certains, tel Mikhaïl Kedrov, ancien étudiant en médecine de Lausanne, devinrent à Moscou chefs des Services secrets, la Tchéka, avant Béria et, comme lui, ont ajouté leurs propres cadavres aux exécutions qui s’y multiplièrent pour complaire aux violences de Staline.

L’ensemble de cette activité comploteuse, combinée à la Deuxième guerre mondiale, chamboula la vie quotidienne des exécutants et de leurs familles, avec femmes et enfants que Campiotti a parfois retrouvés et questionnés. Parmi les séides de l’URSS, il y eut les généreux, ou «idiots utiles», tel l’Américain Noël Field, diplomate de la SDN à Genève. Après la guerre, il n’échappa à McCarthy que pour se voir incarcéré par la Hongrie communiste où il cherchait refuge. Tout ce réseau parvint rarement à se dérober à la surveillance des espions, ceux de Washington ou ceux de Moscou. L’auteur n’a pas négligé les filatures des polices helvétiques. Il a recueilli le témoignage de l’inspecteur Roger Jaquemet, évoquant ceux qui faisaient le pied de grue à Berne aux abords des ambassades de l’Est et remplissaient des fiches.

*     *     *

En fin de compte, c’est une épopée qui se déploie en cette multitude de destinées disparates, stupéfiantes, souvent méconnues. Chacune est suivie tout au long du XXe siècle dans un contrepoint de tribulations. La figure principale et paradoxale, offrant un fil à travers conflits ou fausses paix, est Reynold Thiel (1910-1963). Cet ami de jeunesse de l’architecte Jean-Pierre Vouga était à Neuchâtel commerçant en textile et pianiste. Comme compositeur, il mettra en musique La Guerre du Sondrebond de Ramuz. Mais il fut à plein temps un révolutionnaire discret, commissaire politique en Espagne, résistant en France occupée, enfin patron d’une ribambelle d’entreprises d’export-import qui, pour l’URSS, ont blanchi l’argent de l’agit-prop et financé armes et journaux.

Beaucoup d’épisodes se situent dans nos propres rues, nos cafés ou nos trains, comme en 1917 le convoi que l’Allemagne de Guillaume II plomba pour assurer la livraison de Lénine en personne aux Russes de Petrograd. Le but était d’aggraver leur chaos. Les récits de Campiotti vont et viennent, parfois en reculant comme pour nous perdre. En 1914, c’est l’arrivée de Russes en foule dans nos universités, nos hôtels. Sous le nez de Nadejda Kroupskaïa, compagne historique, c’est l’amour libre, avec nombre d’explications, entre Lénine et Inessa Armand. En 1938 Boukharine, l’un des dirigeants bolchéviques qu’on a vu à Lausanne et à Baugy, est exécuté par ordre de Staline à Moscou.

*     *     *

Ce livre, conçu par un auteur qui est enfant de la Vallée de Joux, m’a fasciné à la manière des «grandes complications». J’ai écouté là-haut un horloger qui mit des années à combiner dans une montre, son chef d’œuvre personnel, d’innombrables petits rouages et toutes les approches possibles du temps. Mon interlocuteur me raconta qu’au bout de ses peines, prenant cet objet prestigieux dans sa main, et le mettant en mouvement, il eut la mauvaise surprise de voir les aiguilles du cadran tourner à l’envers. De même, on suppute que Campiotti fut captivé par l’absolu des espoirs communistes, mais, investigateur impavide, il affronte l’engrenage exact des débuts suisses de Lénine, du Komintern, du stalinisme, afin de tout décrire, jusqu’à voir les choses se muer en massacres et mensonges, bref l’horreur. L’auteur manifeste un don proche de la malice à nous couper le souffle lorsqu’il narre, avec une sobre minutie et des détails sur le décor, ce retournement.

Le salut – je parle du livre – est donc venu de la plume, ou du clavier du journaliste, lorsqu’il s’est accordé, en écrivain, une marge de liberté, mais il l’a voulue strictement documentée. On trouve dans d’autres ouvrages, comme La Suisse russe de Mikhaïl Chichkine (Fayard, 2006), beaucoup des faits et circonstances évoqués en bon ordre chronologique et topographique. Telle est l’une des formes de la clarté, comme en des études universitaires pleines de notes. Chez Campiotti, on trouve en son volume trapu une foule de faits, mais aussi le souffle de la vie, des émotions, des hasards. Le climat d’une époque sanglante enveloppe les événements. L’auteur prend plaisir parfois à faire le mystérieux en brouillant les cartes. Le lieu et les identités tardent à se dégager d’un décor qu’il peaufine, d’une atmosphère saisissante, d’une réflexion murmurée. On trouve en postface l’aveu que certaines confidences, mettant les événements en perspective, ont été recueillies dans des lettres, écrits ou verbatim de documents judiciaires. L’auteur les a convertis en exclamations ou monologues intérieurs des personnages. Ceux-ci, dans ces pages, parlent avec naturel les uns des autres, les uns aux autres. Venue de Zurich, Anne-Marie Schwarzenbach, qui assiste en 1934 au premier congrès des écrivains soviétiques, est montrée par Campiotti, sans preuve il est vrai, guignant vers la plaque funéraire d’Inessa Armand contre la muraille du Kremlin. Deux femmes complices? L’auteur, dans ce tohu bohu politique, nous permet de rêver un instant, tandis que s’élève et se déchaînera en tourmente une idéologie qui va balayer la planète.

Référence:

Alain Campiotti, La Suisse bolchévique, Ed. de l’Aire.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: