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L’heure la plus sombre

Jacques Perrin
La Nation n° 2091 2 mars 2018

Dès que Donald Trump «tweete» ou que le Hongrois Viktor Orban s’avise de défendre son peuple en «haussant le ton», un journaliste, né de la dernière pluie antifasciste, les «pointe du doigt», sous prétexte que leurs propos nous rappellent «les heures les plus sombres de notre histoire», c’est-à-dire les douze ans où Hitler terrorisa l’Europe. Cette formule nous fait sourire dans la mesure où celui qui s’en sert, âgé tout au plus d’une cinquantaine d’années, n’a vécu que dans la paix et l’abondance.

Puis nous voyons le film récent de Joe Wright, Darkest Hour, et l’émotion remplace l’envie de rire. Il y est question des quelques jours de mai 1940 où Winston Churchill, appelé à la tête du gouvernement par le roi George VI, doit prendre des décisions urgentes alors que les Allemands viennent de mettre à genoux Polonais, Norvégiens, Belges, Hollandais et Français. Faut-il négocier avec Hitler par l’intermédiaire de Mussolini, comme le souhaitent Halifax et Chamberlain, ou se préparer à l’invasion imminente des îles britanniques?

Chamberlain ayant démissionné, George VI choisit Churchill faute de mieux, parce qu’il est le seul membre du parti conservateur que l’opposition travailliste apprécie et que Lord Halifax a renoncé au poste de premier ministre pour mieux intriguer en coulisses.

Le cinéaste Wright est-il partisan du Brexit? Nous l’ignorons, mais son film patriotique magnifie le peuple anglais, son roi et son premier ministre, quand ce dernier, après quelques nuits blanches arrosées de whisky, plongé dans un début de dépression, lance l’opération Dynamo qui permet de rapatrier les 300 000 hommes de l’armée de métier, entassés sur les plages de Dunkerque que la Luftwaffe survole. Quand l’Angleterre est seule contre tous, elle se bat.

Deux observations politiques s’imposent: le roi joue un rôle primordial et Churchill se tire d’affaire par une capacité oratoire hors du commun.

George VI refuse de s’exiler au Canada comme on le lui conseille. Alors que Churchill est au plus bas, il lui rend visite et l’assure de son soutien. Il l’invite à négliger les querelles politiques intestines et à s’appuyer sur le peuple. Churchill se rend alors dans le métro où il n’a jamais mis les pieds. Il y interpelle quelques Londoniens bon teint, doués de la common decency chère à George Orwell (et capables d’achever une citation littéraire commencée par Churchill!). Les voyageurs soutiennent tout uniment l’esprit de résistance: Never ! Never ! s’écrient-ils, ils ne se rendront jamais aux Allemands. Cette scène imaginaire émouvante illustre un fait politique connu. Dans les situations critiques, le sommet de l’Etat, en l’occurrence le roi et son premier ministre, s’allie avec les gens du commun contre une partie de l’élite encline à capituler.

A diverses époques, au milieu des périls, certains politiciens mal considérés se chargent du destin de leur cité: Thémistocle, Clemenceau, de Gaulle et Churchill, par exemple. Tous étaient plutôt âgés et avaient subi des échecs qui les avaient relégués dans les oubliettes de l’histoire. En revanche, ils étaient connus pour leur esprit de répartie, leurs traits d’esprit fulgurants et leurs dons d’orateur. A la fin du film, Halifax, dépité, dit de Churchill: «Il a mobilisé la langue anglaise et l’a envoyée au front», après que le premier ministre a enflammé sur les ondes l’énergie populaire et revivifié les parlementaires par des allocutions qui passeront à la postérité. Grâce à William Shakespeare, l’Angleterre connaissait un précédent fameux: le discours où le roi Henry V exhorte ses troupes au combat, arguant que la lutte liera pour toujours les simples soldats avec leur chef, en dépit des différences de statut:

Et la Saint-Crépin ne reviendra jamais

A compter de ce jour jusqu’à la fin du monde

Sans que de nous on se souvienne,

De nous, cette poignée, cette heureuse poignée d’hommes, cette bande de frères,

Car quiconque aujourd’hui verse son sang avec moi

Sera mon frère ; si humble qu’il soit,

Ce jour anoblira sa condition,

Et les gentilshommes anglais aujourd’hui dans leur lit

Se tiendront pour maudits de ne pas s’être trouvés ici,

Et compteront leur courage pour rien quand parlera

Quiconque aura combattu avec nous le jour de la Saint-Crépin.

Pour peu que nous soyons d’un tempérament inquiet, nous nous demandons parfois quand viendra l’heure la plus sombre. Comment ferons-nous face? Le Pays de Vaud et la Suisse vivent en paix depuis 1848 et connaissent, depuis les années soixante du siècle dernier, une prospérité sans exemple. Et si la conjoncture se modifiait soudain? Si nous manquions d’électricité, d’eau, de pain? Si une guerre confuse nous divisait? Les institutions en place serviront-elles à maintenir un semblant d’ordre? Existera-t-il aux jours décisifs suffisamment de droiture, de cohésion et de force? Les mille petites lâchetés d’aujourd’hui, les mensonges et le laisser-aller nous inciteraient à penser que nous ne nous en sortirions pas.

Et pourtant rien n’est perdu. Nous connaissons autour de nous, dans les milieux les plus modestes, des hommes et des femmes remarquables, prêts à sortir de l’obscurité bienfaisante et à se ressaisir quand il le faudra, comme tous ces Anglais qui fournirent les centaines de petites embarcations nécessaires au sauvetage des 300 000 soldats de Dunkerque.

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